Pour la loi Française
Mais pour le Pape
« Ceci me choque »
ATTENTATS « Je ne suis pas pour l’interdiction des caricatures mais je ne suis pas pour cautionner et dire que les caricatures c’est bien », a expliqué l’ancienne ministre
ancienne Ministre Ségolène Royal
Interrogée sur la question de la liberté d’expression et sur les propos d’Emmanuel Macron, l’ancienne ministre Ségolène Royal a estimé, sur CNews ce lundi matin, que « certaines caricatures de Mahomet sont insultantes ».
« Nous sommes victimes de ce qu’il faut bien appeler l’aveuglement des Lumières »
Le philosophe propose de rechercher des modes de coexistence religieux « plus ouverts et plus apaisés ».
Tribune. Nous ne comprenons pas ce qui nous arrive. Je dis « nous » sans hésiter, afin de marquer une appartenance et une solidarité. Appartenance à cette nation, la France, qui a accueilli naguère deux juifs polonais rescapés de la Shoah, mes parents, et a fait d’eux des Français fiers d’être français. Solidarité avec toutes les victimes des crimes abjects commis par les djihadistes dans notre pays. Juifs, chrétiens et musulmans, journalistes, enseignant, militaires, policiers, simples passants : tous sont morts pour la France, pour un idéal de liberté, une certaine vision de la communauté humaine qui s’appelle la France.
Nous, les Français, ne comprenons pas ce qui nous arrive. Nous voyons sur les écrans ces visages grimaçant de haine, ces foules qui brûlent notre drapeau, insultent notre pays et nous promettent que notre sang va couler. Qu’est-ce donc qui les mobilise, ces hommes dont beaucoup sont prêts à mourir pour nous tuer ?
Sauvagement agressés, nous proclamons à la face du monde que nous ne céderons pas. Notre conception de la liberté, celle de dire et de rire, de dessiner et d’écrire sans entrave, s’est forgée dans un long combat contre toutes les censures et nous y tenons, parce qu’elle fait partie de notre identité. Nous voilà condamnés, quand nous voulons défendre cette liberté, à provoquer toujours plus de haine, à armer de nouveaux Kouachi. Est-il possible de sortir de cette spirale infernale ?
La religion régulatrice des pulsions
Nous avons raison de ne pas céder, mais il faudrait chercher à découvrir ce qui suscite tant de rage et nous en sommes incapables. Nous n’arrivons pas à concevoir que l’exercice de notre liberté d’expression puisse être perçu comme une offense, non seulement par une minorité de fanatiques, mais aussi par un grand nombre de croyants pacifiques et de bonne volonté. Nous ne parvenons pas à comprendre leur colère, parce que la plupart d’entre nous ont cessé de croire, ou du moins de partager ce mode particulier de croyance que l’on nomme une religion. Que la caricature d’un prophète puisse injurier et humilier des millions d’hommes, cela nous est devenu incompréhensible, car nous sommes victimes de ce qu’il faut bien appeler l’aveuglement des Lumières. Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur les conséquences de la mondialisation »
Nous sommes persuadés que la religion n’est qu’une illusion inconsistante, une maladie infantile de l’humanité vouée à disparaître tôt ou tard. Si elle subsiste encore, ce ne saurait être qu’un vestige du passé, un folklore désuet et risible comme les gesticulations de Fernandel dans Le Petit Monde de Don Camillo. Nous avons oublié que ces dispositifs de croyance ont, pendant des siècles, donné aux hommes des raisons de vivre et d’aimer, de lutter, d’espérer de créer ; que la foi qui a édifié les cathédrales vibre dans les cantates de Bach et les toiles de Raphaël ; que les révoltes contre l’injustice ont pris pendant longtemps une forme religieuse, portées par la croyance en un Dieu qui
« renverse les puissants de leur trône et élève les humbles » [Evangile selon saint Luc].
Nous n’entendons pas ce qu’affirme Freud : que les religions sont peut-être des illusions, mais qu’il y a malgré tout en elles un « noyau de vérité ». Si elles attestent d’une violence originelle, des pulsions mortifères qui traversent les communautés humaines, elles peuvent aussi permettre de réguler ces pulsions par des interdits, de les apaiser grâce à des rites, de les sublimer à travers des idéaux. Nous ne voyons pas que, dans le reflux des croyances religieuses qui caractérise l’Occident moderne et tout particulièrement la France, il y a à la fois un progrès − vers plus de savoir et de liberté − et une perte, un abandon qui aggrave la crise de nos sociétés et nourrit notre aveuglement et notre nihilisme.
Habitude de profaner
C’est bien de nihilisme qu’il s’agit lorsque toute limite et tout interdit sont considérés comme d’intolérables contraintes ; lorsque l’on revendique le droit de « rire de tout », sans même envisager que ce rire puisse être perçu par d’autres comme un signe de mépris. Nous sommes devenus nihilistes, parce que plus rien de sacré ne subsiste pour nous. « Profaner » désignait à Rome le geste qui fait passer du domaine du sacré et de ses interdits au monde profane. Nous avons pris l’habitude de tout profaner sans y prendre garde, parce que nous n’habitons plus qu’un seul monde, celui de la production, du commerce et du divertissement.
Certes, nous avons des lois qui interdisent de tout dire : la diffamation, l’injure aux personnes, l’incitation à la haine raciale, la négation des génocides sont sanctionnées à juste titre par notre code pénal. Toutefois, ces lois ont pour but de protéger des personnes réelles, leur existence actuelle ou leur mémoire. Rien ne peut donc nous interdire d’insulter Dieu ou l’un de ses messagers : nous sommes certains qu’aucune injure ne saurait l’atteindre, pour la bonne raison qu’il n’existe pas. Qu’il n’y ait aucun dieu, tel est notre credo, la dernière croyance à laquelle nous accordons foi. C’est pourquoi nous n’arrivons pas à comprendre que, pour des hommes qui croient en lui, une insulte qui le vise est plus grave que celle qui les viserait personnellement. Article réservé à nos abonnés Lire aussi « L’allergie nationale au fait religieux est une erreur intellectuelle et une faute politique »
Sur ce point, un différend majeur sépare les croyants − y compris les plus ouverts au dialogue − de ces incroyants que nous sommes. Nous ne parlons pas la même langue qu’eux et nous ne parvenons pas à traduire dans la nôtre ce qu’ils nous crient. Sans doute faudrait-il inventer un nouvel idiome pour arriver à nous entendre. En sommes-nous capables ? Pour nous donner une langue capable de surmonter ce différend, il faudrait que nous ayons encore confiance en la puissance créatrice du langage, celle qui permet de déclarer son amour ou sa foi, de s’engager par une promesse ou un serment, de bénir ou de maudire. C’est cette dimension « performative » de la parole qui donnait jadis leur sens à la prière et au blasphème. N’a-t-elle pas reflué loin de nous, tandis que la fonction communicative du langage, celle des médias, des réseaux sociaux et de l’industrie culturelle, imposait sa loi ?
Le sens du blasphème
Nos ennemis nous font trop d’honneur en nous accusant de « blasphémer ». Non seulement le blasphème implique d’accorder foi, au moins partiellement, à la croyance à laquelle il s’attaque, mais il suppose de croire au pouvoir de la langue qui insulte ou de l’image qui caricature. Les plus grands blasphémateurs − Sade, Nietzsche, Artaud − le savaient. Si nous ne comprenons pas cette accusation, c’est que nous ne sommes même plus en mesure de blasphémer en sachant ce que parler veut dire. Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Madame, vous n’avez pas le droit de dire qu’on peut se moquer du prophète ! »
A cette situation apparemment sans issue, y a-t-il un remède ? Ce n’est pas certain. Au moins pourrions-nous éviter de réduire la liberté d’expression à la seule autorisation de dénigrer les
religions ; tenter, dans l’école de la République, de mieux transmettre leur héritage dans sa diversité, sa complexité et sa dimension émancipatrice ; essayer d’inventer des modes de coexistence plus ouverts et plus apaisés avec elles ; et, d’abord, nous mettre à l’écoute des croyants de bonne volonté lorsqu’ils nous parlent de l’offense que nous leur faisons subir, sans nous en apercevoir.
Jacob Rogozinski est professeur à la faculté de philosophie de Strasbourg et auteur de « Djihadisme : le retour du sacrifice » (Desclée de Brouwer, 2017).
Jacob Rogozinski (Philosophe)
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