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mardi 3 septembre 2024

Poutine pourrait-il avoir raison ? Serions nous décadents ? Médiathèque 28 Septembre 2024

 

S'interroger sur la notion de décadence, nous semble une nécessité. La décadence est un mot peu usité et son sens est le plus souvent lié à l'usage "historique" du mot dans ce qui supposé être la chute de l'empire romain. De manière plus religieuse ou cinématographique c'est la référence à Sodome et Gomorrhe qui est activée.

La définition de la décadence donnée par le dictionnaire Larousse est celle-ci :

1. État d'une civilisation, d'une culture, d'une entreprise, etc., qui perd progressivement de sa force et de sa qualité ; commencement de la chute, de la dégradation : Entrer en décadence.


2. Période historique correspondant au déclin politique d'une civilisation.

Ce que nous dirait Poutine, c’est donc que notre civilisation occidentale est finissante. Nous pourrions lui objecter que les difficultés qu’il rencontre pour « achever la bête », semble bien prouver le contraire. Pourtant, sa parole raisonne dans les médias et elle nous trouble et nous interroge.

Du point de vue philosophique nous trouvons, dans le dictionnaire philosophique de Larousse un article de Magali Bessone où elle déclare : «  Mais si l'histoire est pensée de manière cyclique, la décadence d'un régime peut n'être qu'un des moments du cycle. Elle est fin d'un âge et début d'une ère nouvelle. Typiquement dans l'ambiguïté, en ce sens, la décadence a aussi une fonction positive : elle est un passage nécessaire à la création de neuf, le moment où la raison devient impuissante à penser le monde tel qu'il se transforme sous nos yeux, produisant une angoisse morale. C'est l'art, par le recours à l'imaginaire et l'illusion, qui prend en charge le passage, d'une part dénonçant l'éclatement ou l'aliénation de l'homme et du monde, d'autre part annonçant l'unité d'un idéal possible. La décadence (affaiblissement d'une culture) est alors presque confondue avec la dégénérescence (dénaturation), mais au sens où il s'agit pour une culture ou une société de changer de nature, c'est-à-dire de transformer radicalement son rapport au monde. »

Il s’agit bien là de notre propos nous semble-t-il. Ce terme de « dénaturation », même s’il est entre parenthèse ici, est bien présent dans le jugement porté par le dictateur russe.  Les changements extrêmement rapides de notre culture sont-ils une dénaturation ou/et un signe d’affaiblissement ?  Ou/et le signe d’une pensée qui évolue et se dirige vers un autre rapport au monde ?

Que serait véritablement, ce qui pourrait marquer notre décadence ? ou notre renaissance ? L’un peut-il aller sans l’autre ?


La video de Sir Glubb _ Le texte : https://lesakerfrancophone.fr/wp-content/uploads/2019/09/John_Glubb-Le_Sort_des_Empires_et_la_Recherche_de_leur_Survie.pdf 

Le teste de Sir Glubb 


Le sort des Empires et la recherche de leur survie
Sir John GLUBB
1977
Version : 2019-09-18



Traduction française : 2018 par l’équipe du Saker francophone https://lesakerfrancophone.fr

Version anglaise : The Fate of Empires and Search for Survival

Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution — Pas d’Utilisation Commerciale — Partage dans les Mêmes Conditions 4.0

International.


Présentation de l’auteur

John Bagot Glubb naquit en 1897. Son père était un officier engagé dans le corps des Royal Engineers, le corps du Génie. À l’âge de quatre ans, il quitta l’Angleterre pour l’Île Maurice, où son père resta posté pour un tour de service de trois ans. À l’âge de dix ans, il fut envoyé à l’école pendant un an en Suisse. Ces voyages de jeunesse peuvent avoir ouvert son esprit au monde extérieur à un âge précoce. Entré à l’Académie royale militaire de Woolwich en septembre 1914, il fut requis par les Royal Engineers en avril 1915. Il servit pendant la Première Guerre mondiale en France et en Belgique, fut blessé trois fois et reçut la Croix militaire. En 1920, il se porta volontaire pour servir en Irak, en tant qu’officier militaire, mais en 1926 il démissionna de son mandat et accepta un poste administratif sous le gouvernement irakien.
En 1930, cependant, il signa un contrat pour servir le gouvernement de la Transjordanie (maintenant la Jordanie). De 1939 à 1956, il commanda la fameuse Légion arabe, qui était en réalité l’armée jordanienne. Depuis sa retraite, il a publié dix-sept livres, principalement sur le Moyen-Orient, et a donné de nombreuses conférences en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Europe.
Cet ouvrage s’apparente à une intuition haute d’une connaissance du jeu des Empires et des pas déjà empruntés par de nombreux hommes avant nous, avant internet et avant la globalisation.

Introduction

En traversant la vie, nous apprenons par l’expérience. Nous regardons notre comportement quand nous étions jeunes et pensons à quel point nous étions stupides. De la même manière, notre famille, notre communauté et notre ville s’efforcent d’éviter les erreurs commises par nos prédécesseurs. Les expériences de la race humaine ont été enregistrées, plus ou moins en détail, pendant environ quatre mille ans. Si nous essayons d’étudier une telle période dans autant de pays que possible, nous semblons découvrir les mêmes schémas constamment répétés dans des conditions de climat, de culture et de religion très différentes entre elles. Certes, nous nous posons la question : ayant étudié calmement et impartialement l’histoire des institutions humaines et du développement au cours de ces quatre mille ans, ne devrions-nous pas parvenir à des conclusions qui aideraient à résoudre nos problèmes aujourd’hui? Car tout ce qui se passe autour de nous est déjà arrivé encore et encore.
Une telle conception ne semble jamais avoir pénétré l’esprit de nos historiens. En général, l’enseignement historique dans les écoles est limité à notre petite île. Nous réfléchissons sans cesse aux Tudor et aux Stewart, à la bataille de Crécy et à Guy Fawkes. Peut-être cette étroitesse est-elle due à notre système d’examen, qui nécessite la définition attentive d’un programme que tous les enfants doivent observer.
Je me souviens avoir visité une école pour enfants handicapés mentaux. « Nos enfants n’ont pas d’examens à passer, » me dit le directeur, « et nous sommes donc en mesure de leur enseigner des choses qui leur seront très utiles dans la vie. »
Quoi qu’il en soit, la thèse que je souhaite avancer est que des leçons inestimables pourraient être tirées si l’histoire des quatre mille dernières années pouvait être étudiée de manière approfondie et impartiale. Dans deux articles, parus dans le Blackwood’s Magazine, j’ai tenté d’esquisser brièvement quelques-unes des leçons que je crois que nous pourrions apprendre. Mon plaidoyer est que l’histoire devrait être l’histoire de la race humaine, pas celle d’un petit pays ou d’une seule période.

Le destin des Empires

1         Apprendre de l’Histoire

« La seule chose que nous apprenons de l’histoire, » nous diton, « c’est que les hommes n’apprennent jamais rien de l’histoire », une généralisation radicale peut-être, mais que le chaos du monde actuel confirme chaque jour. Quelle peut donc être la raison pour laquelle, dans une société qui prétend explorer chaque problème, les fondements de l’histoire sont encore si complètement inconnus?


Plusieurs raisons à la futilité de nos études historiques peuvent être suggérées. Premièrement, notre travail historique est limité à de courtes périodes qui sont l’histoire de notre propre pays, ou celle d’un âge particulier que, pour quelque raison que ce soit, nous respectons.


Deuxièmement, même dans ces courtes périodes, l’orientation que nous donnons à notre récit est régie par notre propre vanité plutôt que par l’objectivité. Si nous considérons l’histoire de notre propre pays, nous écrivons longuement sur les périodes où nos ancêtres étaient prospères et victorieux, mais nous passons rapidement sur leurs lacunes ou leurs défaites. Notre peuple est représenté comme un héros patriotique, nos ennemis, eux, comme des impérialistes cupides ou comme des rebelles subversifs. En d’autres termes, nos histoires nationales sont de la propagande, pas des enquêtes bien équilibrées.


Troisièmement, dans le domaine de l’histoire du monde, nous étudions certaines périodes courtes, généralement non reliées entre elles, que la mode a rendues populaires à certaines époques. La Grèce 500 ans avant le Christ, la République et le début de l’Empire romain en sont des exemples. Les intervalles entre les grandes périodes sont négligés. Récemment, la Grèce et Rome ont été largement discréditées, et l’histoire tend à devenir de plus en plus l’histoire paroissiale de nos propres pays.


Pour tirer des leçons utiles de l’histoire, il me semble d’abord essentiel de comprendre le principe que l’histoire, pour être significative, doit être celle de la race humaine. Car l’histoire est un processus continu, se développant, changeant et faisant des détours graduellement, mais en général progressant en un seul et puissant courant. Toutes les leçons utiles à tirer doivent être apprises par l’étude de l’ensemble du flux du développement humain, et non par la sélection de courtes périodes, ici et là, dans un pays ou un autre.


Chaque âge et chaque culture dérive de ses prédécesseurs, ajoute sa propre contribution et la transmet à ses successeurs. Si nous laissons de côté diverses périodes de l’histoire, les origines des nouvelles cultures qui leur ont succédé ne peuvent être expliquées.


La science physique a élargi ses connaissances en s’appuyant sur le travail de ses prédécesseurs et en réalisant des millions d’expériences prudentes dont les résultats sont méticuleusement consignés. De telles méthodes n’ont pas encore été employées dans l’étude de l’histoire du monde. Notre travail historique au coup par coup est encore dominé par l’émotion et les préjugés.

2         La vie des Empires

Si nous voulons connaître les lois qui régissent l’ascension et la chute des empires, il est évident que nous devons étudier les expériences impériales enregistrées dans l’histoire, et essayer d’en déduire toutes les leçons qui semblent leur être applicables.


Le mot empire associé à l’Empire britannique, est visualisé par certains comme une organisation constituée d’un pays d’Europe et de colonies dans d’autres continents. Dans le présent essai, le terme empire est utilisé pour désigner une grande puissance, souvent appelée aujourd’hui superpuissance. La plupart des empires de l’histoire ont été de grands blocs terrestres, presque sans possessions outre-mer.


Nous possédons une quantité considérable d’informations sur de nombreux empires enregistrés dans l’histoire, sur leurs vicissitudes et leur durée de vie, par exemple :



Cette liste appelle certains commentaires.

1.    Le présent auteur explore les faits, sans essayer de prouver quoi que ce soit. Les dates indiquées sont en grande partie arbitraires. En général, les empires ne commencent ou ne se terminent pas à une date très précise. Il y a normalement une période progressive d’expansion puis une période de déclin. La ressemblance dans la durée de ces grandes puissances peut être l’objet d’une réflexion. Les affaires humaines sont sujettes à de nombreux facteurs aléatoires, et il n’est pas possible de prévoir qu’elles puissent être calculées avec une exactitude mathématique.

2.    Néanmoins, il est suggéré qu’il existe une ressemblance suffisante entre les périodes de vie de ces différents empires pour justifier une étude plus approfondie.

3.    La division de Rome en deux périodes peut être jugée injustifiée. La première, républicaine, date de l’époque où Rome devint maître de l’Italie et se termine avec l’avènement d’Auguste. La période impériale s’étend de l’avènement d’Auguste à la mort de Marc Aurèle. Il est vrai que l’empire a survécu nominalement pendant plus d’un siècle après cette date, mais il l’a fait dans une confusion constante de rébellions, de guerres civiles et d’invasions barbares.

4.    Tous les empires n’ont pas résisté longtemps. L’empire babylonien de Nabuchodonosor, par exemple, a été renversé par Cyrus, après une durée de vie de seulement soixante-quatorze ans.

5.    Une déduction intéressante des chiffres semble être que la durée des empires ne dépend pas de la vitesse de déplacement ou de la nature des armes. Les Assyriens marchaient à pied et se battaient avec des lances, des arcs et des flèches. Les Britanniques utilisaient de l’artillerie, des chemins de fer et des navires de haute mer. Pourtant, les deux empires ont duré environ les mêmes périodes. De nos jours, on a tendance à dire que c’est l’âge de l’aviation, et par conséquent il n’y a rien à apprendre des empires du passé. Une telle attitude semble être erronée.

6.    Il est tentant de comparer la vie des empires avec celle des êtres humains. Nous pouvons choisir quelqu’un et dire que la vie moyenne d’un être humain dure soixante-dix ans. Tous les êtres humains ne vivent pas exactement soixante-dix ans. Certains meurent durant leur enfance, d’autres sont tués dans des accidents au milieu de la vie, certains survivent jusqu’à l’âge de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans. Néanmoins, malgré ces exceptions, nous sommes justifiés à dire que soixante-dix ans est une estimation juste de l’espérance de vie d’une personne moyenne.

7.    Nous pouvons peut-être à ce stade nous permettre de tirer certaines conclusions :

— Malgré les accidents de la fortune et les circonstances apparentes du genre humain à différentes époques, les durées des différents empires à des époques variées montrent une similitude remarquable.

— Des changements immenses dans les technologies de transport ou dans les méthodes de guerre ne semblent pas affecter les espérances de vie d’un empire.

— Les changements dans les technologies des transports et de la guerre ont cependant affecté la forme des empires. Les Assyriens, marchant à pied, ne pouvaient conquérir que leurs voisins accessibles par voie terrestre : les Mèdes, les Babyloniens, les Perses et les Égyptiens.

Les Britanniques, utilisant des navires de haute mer, conquirent de nombreux pays et sous-continents accessibles par l’eau – Amérique du Nord, Inde, Afrique du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande – mais ils ne réussirent jamais à conquérir leurs voisins, France, Allemagne et Espagne.

Mais, bien que les formes des Empires assyrien et britannique aient été complètement différentes, ils ont tous deux résisté à peu près la même durée.

3        Le critère humain

Qu’est-ce qui, alors, pouvons-nous nous demander, peut avoir été le facteur qui a causé une telle similitude extraordinaire dans la durée des empires, dans des conditions si diverses, et des réalisations technologiques tout à fait différentes?

L’une des très rares unités de mesure qui n’a pas sérieusement changé depuis les Assyriens est la génération humaine, une période d’environ vingt-cinq ans. Ainsi, une période de 250 ans représenterait environ dix générations de personnes. Un examen plus attentif des caractéristiques de l’ascension et de la chute des grandes nations peut mettre en valeur la signification possible de la séquence des générations.

Essayons donc d’examiner les étapes de la vie des nations les plus puissantes.

4          Première étape : L’expansion

À maintes reprises dans l’histoire, nous trouvons une petite nation, considérée comme insignifiante par ses contemporains, émergeant soudainement de sa patrie et envahissant de vastes régions du monde. Avant Philippe II de Macédoine (359-336 B.C.) la Macédoine n’avait été qu’un État insignifiant au nord de la Grèce. La Perse était la grande puissance de l’époque, dominant complètement la région, de l’Europe de l’Est à l’Inde. Pourtant, en 323 av. J.-C., trente-six ans après l’avènement de Philippe, l’Empire perse avait cessé d’exister et l’Empire macédonien s’étendait du Danube à l’Inde, y compris en Égypte.

Cette étonnante expansion peut certes être attribuée en partie au génie d’Alexandre le Grand, mais cela ne peut être la seule raison; en effet, bien qu’après sa mort, tout se soit dégradé, les généraux macédoniens se sont affrontés et ont établi des empires rivaux, mais la prééminence macédonienne a perduré pendant encore 231 ans.

En l’an 600 de notre ère, le monde était divisé entre deux superpuissances, comme cela a été le cas ces cinquante dernières années entre la Russie soviétique et l’Occident. Les deux puissances étaient l’Empire romain d’Orient et l’Empire perse. Les Arabes étaient alors les habitants méprisés et arriérés de la péninsule arabique. Ils se composaient principalement de tribus errantes, et n’avaient aucun gouvernement, aucune Constitution et aucune armée. La Syrie, la Palestine, l’Égypte et l’Afrique du Nord étaient des provinces romaines, l’Irak faisait partie de la Perse.

Le prophète Mohammed a prêché en Arabie de 613 à 632 après Jésus-Christ, date de sa mort. En 633, les Arabes sont sortis en force de leur péninsule désertique et ont attaqué simultanément les deux superpuissances. En vingt ans, l’Empire perse avait cessé d’exister. Soixante-dix ans après la mort du Prophète, les Arabes avaient établi un empire s’étendant de l’Atlantique aux plaines du Nord de l’Inde et aux frontières de la Chine.

Au début du XIIIe siècle, les Mongols étaient un groupe de tribus sauvages dans les steppes de Mongolie. En 1211, Gengis Khan envahit la Chine. En 1253, les Mongols avaient établi un empire s’étendant de l’Asie mineure à la Mer de Chine, l’un des plus grands empires que le monde ait jamais connu.

Les Arabes ont gouverné la plus grande partie de l’Espagne pendant 780 ans, de 712 à 1492. (780 ans avans nos jours dans l’histoire britannique nous ramèneraient en 1196 et au roi Richard Cœur de Lion). Pendant ces huit siècles, il n’y avait pas de nation espagnole : seuls les petits rois d’Aragon et de Castille se cramponnaient dans les montagnes.

L’accord entre Ferdinand et Isabelle d’un côté et Christophe Colomb de l’autre a été signé immédiatement après la chute de Grenade, le dernier royaume arabe en Espagne, en 1492. En cinquante ans, Cortez avait conquis le Mexique, et l’Espagne était le plus grand empire du monde.

Des exemples d’expansions soudaines par lesquelles les empires sont nés pourraient être multipliés à l’infini. Ces illustrations aléatoires doivent suffire.

5          Caractéristiques de l’expansion

Ces expansions soudaines sont généralement caractérisées par un déploiement extraordinaire d’énergie et de courage. Les nouveaux conquérants sont normalement pauvres, robustes et entreprenants, et surtout agressifs. Les empires en déclin qu’ils renversent sont riches mais sur la défensive. Au temps de la grandeur romaine, les légions creusaient un fossé autour de leurs camps la nuit pour éviter les attaques surprises.

Mais les fossés étaient de simples terrassements, et on laissait entre eux de larges espaces à travers lesquels les Romains pouvaient contre-attaquer. Mais au fur et à mesure que Rome vieillit, les travaux de terrassement devinrent de hauts murs, à travers lesquels on accédait seulement par des portes étroites. Les contre-attaques n’étaient plus possibles. Les légions étaient désormais devenues des défenseurs passifs.

Ce n’est pas tout : la nouvelle nation ne se distingue pas seulement par la victoire dans la bataille, mais par un esprit d’entreprise incessant dans tous les domaines. Les hommes se frayent un chemin à travers les jungles, escaladent les montagnes ou affrontent les océans Atlantique et Pacifique sur de minuscules coques de noix. Les Arabes traversèrent le détroit de Gibraltar en 711 avec 12000 hommes, défirent une armée gothique de plus de deux fois leur force, marchèrent directement sur 400 km de territoire ennemi inconnu et s’emparèrent de la capitale gothique de Tolède. À la même étape de l’histoire britannique, le capitaine Cook découvre l’Australie. L’initiative intrépide caractérise ces périodes.

D’autres particularités de la période des pionniers conquérants résident dans leurs dispositions à improviser et à expérimenter. Sans être entravés par des traditions, ils adapteront tout ce qui est disponible pour atteindre leurs objectifs. Si une méthode échoue, ils essaient autre chose. Non inhibée par des manuels scolaires ou par l’apprentissage du livre, l’action est la solution à tous les problèmes.

Pauvres, robustes, souvent à moitié affamés et mal vêtus, ils abondent en courage, en énergie et en initiative, surmontent tous les obstacles et semblent toujours maîtriser la situation.

6           Les causes de ces expansions raciales

L’instinct moderne est de chercher une raison à tout, et de douter de la véracité de toute affirmation à laquelle aucune raison ne peut être trouvée. Tant d’exemples peuvent être donnés de la transformation soudaine d’une obscure race en une nation de conquérants que la vérité du phénomène ne peut pas être considérée comme douteuse.

Assigner une cause est plus difficile. Peut-être l’explication la plus facile est-elle de supposer que la race pauvre et obscure est tentée par la richesse de l’ancienne civilisation, et qu’il y aurait sans aucun doute un élément d’avidité dans les invasions barbares pour obtenir du butin.

Une telle motivation peut être divisée en deux classes. Le premier est le butin, le pillage et le viol, comme dans le cas d’Attila et des Huns, qui ont ravagé une grande partie de l’Europe de l’an 450 à 453. Cependant, quand Attila est mort, en une seule année, son empire s’est désagrégé et ses tribus sont retournées vers l’Est de l’Europe.

Beaucoup de barbares qui ont fondé des dynasties en Europe occidentale sur les ruines de l’Empire romain, cependant, l’ont fait par admiration pour la civilisation romaine, et ont eux-mêmes aspiré à devenir Romains.

7         Un retournement providentiel ?

Quelles que soient les causes qui peuvent être données pour le renversement des grandes civilisations par les barbares, nous pouvons ressentir certains avantages qui en découlent. Chaque race sur terre a des caractéristiques distinctives. Certaines se sont distinguées en philosophie, certaines dans l’administration, d’autres dans la romance, la poésie ou la religion, certaines encore avec leur système juridique. Au cours de la prééminence de chaque culture, ses caractéristiques distinctives sont portées partout dans le monde.

Si la même nation devait conserver sa domination indéfiniment, ses qualités particulières caractériseraient de façon permanente toute la race humaine. Sous le régime des empires, chacun pendant 250 ans, la race souveraine a le temps d’étendre ses vertus particulières au loin. C’est alors qu’un autre peuple, avec des particularités tout à fait différentes, prend sa place, et ses vertus et ses accomplissements sont également disséminés. Par ce système, chacune des innombrables races du monde jouit d’une période de grandeur, au cours de laquelle ses qualités particulières sont mises au service de l’humanité.

Pour ceux qui croient en l’existence de Dieu, en tant que Souverain et Directeur des affaires humaines, un tel système peut apparaître comme une manifestation de la sagesse divine, tendant vers la perfection lente et ultime de l’humanité.

8        Au fil de l’Empire

La première étape de la vie d’une grande nation est donc, après son expansion, une période extraordinaire faite d’initiatives, d’entreprises, de courage et de hardiesse presque incroyables. Ces qualités produisent une nation nouvelle et redoutable, souvent sur une période très courte. Ces victoires précoces, cependant, sont gagnées principalement par la bravoure imprudente et l’initiative audacieuse[3]. L’ancienne civilisation ainsi attaquée se sera défendue par ses armes sophistiquées, par son organisation militaire et sa discipline. Les barbares apprécient rapidement les avantages de ces méthodes militaires et les adoptent. En conséquence, la deuxième étape de l’expansion du nouvel empire est caractérisée par des campagnes plus organisées, disciplinées et professionnelles.

Dans d’autres domaines, l’initiative audacieuse des conquérants est maintenue dans l’exploration géographique, par exemple : pionnier dans de nouveaux pays, pénétration de nouvelles forêts, escalade de montagnes inexplorées et navigation sur des mers inexplorées. La nouvelle nation est confiante, optimiste et peut-être méprisante à l’égard des races décadentes qu’elle a subjuguées.

Les méthodes employées tendent à être pratiques et expérimentales, à la fois dans le mode de gouvernement et dans la guerre, car elles ne sont pas liées par des siècles de tradition, comme cela se produit dans les anciens empires. De plus, les dirigeants sont libres d’utiliser leurs propres improvisations, n’ayant pas étudié la politique ou la tactique dans les écoles ou dans les manuels scolaires.

9           Les États-Unis à l’âge des pionniers

Dans le cas des États-Unis d’Amérique, la période pionnière ne consistait pas en la conquête barbare d’une civilisation décadente, mais en la conquête des peuples barbares. Ainsi, vu de l’extérieur, chaque exemple semble être différent. Mais du point de vue de la grande nation, chaque exemple semble être similaire.

Les États-Unis sont soudainement apparus comme une nation nouvelle et leur période pionnière a été consacrée à la conquête d’un vaste continent, et non d’un ancien empire. Cependant, l’histoire subséquente des États-Unis a suivi le modèle standard que nous tenterons de tracer : les âges des pionniers, du commerce, de la prospérité, de l’intellectualisme et de la décadence.

10         Expansion commerciale

La conquête de vastes étendues de terres et leur assujettissement à un gouvernement agit automatiquement comme un stimulant pour le commerce. Les marchands peuvent échanger leurs marchandises sur des distances considérables.

De plus, si l’Empire est vaste, il comprendra une grande variété de climats, produisant des produits extrêmement variés, que les différentes régions voudront échanger entre elles.

La rapidité des moyens de transport modernes tend à créer en nous l’impression que le commerce lointain est un développement moderne, mais ce n’est pas le cas. Des objets fabriqués en Irlande, en Scandinavie et en Chine ont été trouvés dans les tombes ou les ruines du Moyen-Orient, datant de 1000 ans avant Jésus-Christ. Les moyens de transport étaient plus lents, mais quand un grand empire contrôlait l’espace, le commerce était libéré des innombrables chaînes qui lui sont imposées aujourd’hui par des passeports, des permis d’importation, des coutumes, des boycotts et des ingérences politiques.

L’empire romain s’étendait de la Grande-Bretagne à la Syrie et à l’Égypte, sur une distance de 4400 km, en ligne droite. Un fonctionnaire romain, transféré de Grande-Bretagne en Syrie, pouvait passer six mois en voyage. Pourtant, sur toute la distance, il voyageait dans le même pays, avec la même langue officielle, les mêmes lois, la même monnaie et la même administration. Aujourd’hui, une vingtaine de pays indépendants séparent la Grande-Bretagne de la Syrie, chacun avec son propre gouvernement, ses propres lois, sa politique, ses droits de douane, son passeport et sa monnaie, ce qui rend la coopération commerciale presque impossible. Et ce processus de désintégration continue encore. Même dans les petites régions des nations européennes modernes, les mouvements provinciaux de sécession ou de dévolution tendent encore à diviser le continent.

La mode actuelle de l’indépendance a produit un grand nombre de petits États dans le monde, certains d’entre eux se composant d’une seule ville ou d’une petite île. Ce système est un obstacle insurmontable au commerce et à la coopération. La Communauté économique européenne actuelle est une tentative de sécuriser la coopération commerciale entre de petits États indépendants sur une vaste zone, mais le projet rencontre de nombreuses difficultés, en raison des jalousies réciproques de tant de nations.

Même les empires brutaux et militaristes favorisaient le commerce, qu’ils aient ou non l’intention de faire ainsi. Les Mongols ont été parmi les conquérants militaires les plus brutaux de l’histoire, massacrant toute la population des villes. Pourtant, au XIIIe siècle, lorsque leur empire s’étendait de Pékin à la Hongrie, le commerce des caravanes entre la Chine et l’Europe atteignit un degré remarquable de prospérité – tout le voyage se faisait dans un territoire tenu par un gouvernement.

Aux VIIIe et IXe siècles, les califes de Bagdad obtinrent une richesse fabuleuse en raison de l’immense étendue de leurs territoires, qui constituaient un seul bloc commercial. L’empire des califes est maintenant divisé en vingt-cinq nations distinctes.

11     Les avantages et les inconvénients des empires

En discutant l’histoire de la vie d’un empire typique, nous avons digressé pour savoir si les empires sont utiles ou nuisibles à l’humanité. Nous semblons avoir découvert que les empires ont certains avantages, notamment dans le domaine du commerce, et dans l’établissement de la paix et de la sécurité dans de vastes régions du globe. Peut-être devrions-nous également inclure la diffusion de cultures variées à de nombreuses races. L’engouement actuel pour l’indépendance des unités toujours plus petites sera sans doute remplacé par de nouveaux empires internationaux.

Les tentatives actuelles de créer une communauté européenne peuvent être considérées comme une tentative pratique de constituer une nouvelle superpuissance, malgré la fragmentation résultant de l’engouement pour l’indépendance. Si cela réussit, certaines des indépendances locales devront être sacrifiées. Si cela échoue, le même résultat pourra être atteint par la conquête militaire ou par la partition de l’Europe entre superpuissances rivales.

La conclusion inévitable semble toutefois être que les unités territoriales plus vastes sont un avantage pour le commerce et la stabilité publique, que le territoire soit réalisé par association volontaire ou par action militaire.

12        Puissance maritime

L’une des façons les plus bienveillantes par laquelle une superpuissance peut promouvoir à la fois la paix et le commerce, c’est son contrôle des routes maritimes.

De Waterloo à 1914, la marine britannique a dominé les mers du monde entier. La Grande-Bretagne s’est enrichie, mais elle a également rendu les mers plus sûres pour le commerce de toutes les nations et a empêché les guerres majeures pendant 100 ans.

Curieusement, la question de la puissance maritime n’a jamais été clairement séparée, dans la politique britannique au cours des cinquante dernières années, de la question de la domination impériale sur les autres pays. En fait, les deux sujets sont entièrement distincts. La puissance maritime n’offense pas les petits pays comme le fait une occupation militaire.

Si la Grande-Bretagne avait maintenu sa marine de guerre, avec quelques bases navales à l’étranger dans des îles isolées, et avait donné leur indépendance aux colonies qui l’avaient demandée, le monde pourrait bien être un endroit plus stable aujourd’hui. De fait, cependant, la marine britannique a été balayée par le tollé populaire contre l’impérialisme.

13         L’âge du commerce

Retournons maintenant, cependant, à la vie de notre empire de référence. Nous avons déjà considéré l’âge de l’expansion, quand un peuple, mal considéré, éclate soudainement sur la scène mondiale avec un courage et une énergie sauvages. Appelons-le l’âge des pionniers.

Puis nous avons vu que ces nouveaux conquérants assimilaient les armes sophistiquées des anciens empires et adoptaient leurs systèmes d’organisation et d’entraînement militaire. Une grande période d’expansion militaire s’ensuit, que nous pouvons appeler l’âge des conquêtes. Les conquêtes se sont traduites par l’acquisition de vastes territoires administrés par un seul gouvernement, ce qui a automatiquement engendré une prospérité commerciale. Nous pouvons appeler cela l’âge du commerce.

L’âge des conquêtes, bien sûr, chevauche l’âge du commerce. Les fières traditions militaires continuent à régner et les grandes armées gardent les frontières, mais peu à peu le désir de gagner de l’argent semble tarauder le public. Pendant la période militaire, la gloire et l’honneur étaient les principaux objets de l’ambition. Pour le commerçant, de telles idées ne sont que des mots vides, qui n’ajoutent rien au solde bancaire.

14         L’art et le luxe

La richesse qui semble couler, presque sans effort, sur le pays permet aux classes commerciales de devenir immensément riches. Dépenser tout cet argent devient un problème pour la communauté des riches marchands. L’art, l’architecture et le luxe trouvent de riches mécènes. De splendides bâtiments municipaux et de larges rues confèrent dignité et beauté aux quartiers riches des grandes villes. Les riches marchands se construisent pour eux-mêmes des palais, et l’argent est investi dans les moyens de communication, les autoroutes, les ponts, les chemins de fer ou les hôtels, selon les divers modèles à travers les âges.

La première moitié de l’ère du commerce semble être particulièrement splendide. Les anciennes vertus du courage, du patriotisme et du dévouement au devoir sont toujours présentes. La nation est fière, unie et pleine de confiance en soi. Les garçons doivent tout d’abord être virils, marcher droit et dire la vérité. (Il est remarquable que l’accent soit mis, à ce stade, sur la vertu virile de la véracité, car mentir est une forme de lâcheté, la peur de faire face à une situation).

Les écoles de garçons sont intentionnellement brutales. La nourriture frugale, la vie difficile, le fait de briser la glace pour prendre un bain et des coutumes semblables visent à produire une race d’hommes forts, hardis et intrépides. Le devoir est le mot communément enfoncé dans la tête de ces jeunes. L’âge du commerce est également marqué par une grande entreprise d’exploration de nouvelles formes de richesse. L’initiative audacieuse est visible dans la recherche d’entreprises rentables dans les coins les plus reculés de la terre, perpétuant dans une certaine mesure le courage aventureux de l’âge des conquêtes.

 

15         L’âge de l’abondance

Il ne semble pas y avoir de doute que l’argent est l’agent qui provoque le déclin de ce peuple fort, courageux et sûr de lui. Le déclin du courage, de l’esprit d’entreprise et du sens du devoir est cependant progressif.

La première manière par laquelle la richesse détruit une nation est morale. L’argent remplace l’honneur et l’aventure comme objectif des meilleurs jeunes hommes. De plus, les hommes ne cherchent généralement plus à gagner de l’argent pour leur pays ou leur communauté, mais pour eux-mêmes.

Peu à peu, et presque imperceptiblement, l’âge de l’abondance fait taire la voix du devoir. L’idéal des jeunes et des ambitieux n’est plus la gloire, l’honneur ou le service, mais le cash.

L’éducation subit la même transformation graduelle. Les écoles ne visent plus à former des patriotes courageux prêts à servir leur pays. Les parents et les étudiants recherchent les qualifications éducatives qui donneront accès aux salaires les plus élevés. Le moraliste arabe, Ghazali (1058-1111), se plaint dans ces mêmes mots de l’abaissement des objectifs dans le monde arabe en déclin de son temps. Les étudiants, dit-il, ne vont plus à l’université pour acquérir des connaissances et de la vertu, mais pour acquérir ces qualifications qui leur permettront de devenir riches. La même situation est partout évidente chez nous en Occident aujourd’hui.

16      Zénith

Ce que nous pouvons appeler le zénith d’une nation couvre la période de transition de l’âge des conquêtes à l’âge de l’abondance : l’âge d’Auguste à Rome, celui de Haroun al-Rachid à Bagdad, de Soliman le Magnifique dans l’Empire ottoman, ou de la reine Victoria en Grande-Bretagne. Peut-être pourrions-nous ajouter l’âge de Woodrow Wilson aux États-Unis[4].

Toutes ces périodes révèlent les mêmes caractéristiques. L’immense richesse accumulée dans la nation éblouit les foules. Il reste assez des anciennes vertus du courage, de l’énergie et du patriotisme pour permettre à l’État de défendre avec succès ses frontières. Mais, sous la surface, la cupidité pour l’argent remplace progressivement le devoir et le service public. Ce changement pourrait donc être résumé comme passant de l’envie de servir à l’égoïsme.

17         Passage en mode défensif

Un autre changement extérieur qui marque invariablement le passage de l’âge des conquêtes à l’âge de l’abondance est la propagation d’une attitude défensive. La nation, immensément riche, ne s’intéresse plus à la gloire ni au devoir, mais veut simplement conserver sa richesse et son luxe. C’est une période de défense, de la Grande Muraille en Chine, au mur d’Hadrien à la frontière écossaise, à la ligne Maginot en France en 1939.

L’argent étant plus abondant que le courage, la corruption au lieu des armes est employée pour acheter les ennemis. Pour justifier ce changement par rapport à la tradition ancienne, l’esprit humain imagine facilement ses propres justifications. La préparation militaire, ou l’agressivité, est dénoncée comme primitive et immorale. Les peuples civilisés sont trop fiers pour se battre. La conquête d’une nation par une autre est déclarée immorale. Les empires sont méchants. Ce dispositif intellectuel nous permet de supprimer notre sentiment d’infériorité, lorsque nous lisons l’héroïsme de nos ancêtres, puis contemplons avec tristesse notre position aujourd’hui. Ce n’est pas que nous ayons peur de nous battre, disons-nous, mais nous devons considérer cela comme immoral, ce qui nous permet même d’adopter une attitude de supériorité morale.

La faiblesse du pacifisme est qu’il y a encore beaucoup de peuples agressifs dans le monde. Les nations qui se déclarent peu disposées à combattre sont susceptibles d’être conquises par des peuples au stade du militarisme – peut-être même de se voir incorporées dans un nouvel empire, avec le statut de simples provinces ou de colonies.

Savoir quand être prêt à utiliser la force et quand céder le pas est un problème humain perpétuel, qui ne peut être résolu qu’au mieux de ce que nous pouvons faire à chaque situation successive qui se présente. En fait l’histoire semble indiquer que les grandes nations ne désarment pas normalement pour des motifs de conscience, mais en raison de l’affaiblissement du sens du devoir chez leurs citoyens, et de l’augmentation de l’égoïsme et du désir de richesse et de vie facile.

18         L’âge de l’intellect

Nous avons maintenant, peut-être arbitrairement, divisé l’histoire de notre grande nation en quatre âges. L’âge des pionniers (ou l’expansion), l’âge des conquêtes, l’âge du commerce et l’âge de la richesse. La grande richesse de la nation n’est plus nécessaire pour fournir les simples nécessités, ou même les luxes de la vie. Des fonds abondants sont également disponibles pour la poursuite de la recherche de la connaissance.

Les princes marchands de l’âge du commerce recherchent la gloire et les louanges, non seulement en finançant des œuvres d’art ou en parrainant la musique et la littérature, mais ils financent également des écoles et des universités. Il est remarquable de constater avec quelle régularité cette phase suit celle de la richesse, empire après empire, décalé de plusieurs siècles.

Au XIe siècle, l’ancien empire arabe, alors en plein déclin politique, était dirigé par le sultan seldjoukide, Malik Shah. Les Arabes, qui n’étaient plus des soldats, étaient encore les leaders intellectuels du monde. Pendant le règne de Malik Shah, la construction des universités et des écoles est devenue une passion. Tandis qu’un petit nombre d’universités dans les grandes villes avaient suffi aux années de gloire du monde arabe, une université naissait maintenant dans chaque ville.

De notre vivant, nous avons été témoins du même phénomène aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Lorsque ces nations étaient au sommet de leur gloire, Harvard, Yale, Oxford et Cambridge semblaient répondre à leurs besoins. Maintenant presque chaque ville a son université.

L’ambition des jeunes, une fois engagés dans la poursuite de l’aventure et la gloire militaire, puis dans le désir de l’accumulation de la richesse, se tourne finalement vers l’acquisition des honneurs académiques.

Il est utile de noter ici que presque toutes les activités suivies avec une telle passion à travers les âges étaient en elles-mêmes bonnes. Le culte viril de la hardiesse, de la franchise et de la vérité, qui caractérisait l’âge des conquêtes, a produit beaucoup de héros vraiment splendides.

L’accès aux ressources naturelles et l’accumulation pacifique des richesses, qui marquèrent l’âge du commerce, semblent introduire de nouveaux triomphes dans la civilisation, dans la culture et dans les arts. De la même manière, la vaste expansion du champ de la connaissance réalisée par l’âge de l’intellect semble marquer une nouvelle étape du progrès humain. Nous ne pouvons pas dire que ces changements sont bons ou mauvais.

Les caractéristiques frappantes dans le spectacle historique d’un Empire sont :

1.    L’extraordinaire exactitude avec laquelle ces étapes se sont succédé, empire après empire, sur des siècles ou même des millénaires; et,

2.    Le fait que les changements successifs semblent représenter de simples changements dans la mode populaire – de nouvelles modes et fantaisies qui balaient l’opinion publique sans raison logique.

Au début, l’enthousiasme populaire est consacré à la gloire militaire, puis à l’accumulation de la richesse et plus tard à l’acquisition de la renommée académique.

Pourquoi toutes ces activités légitimes, et même bienfaisantes, ne pourraient-elles pas être menées simultanément, chacune d’entre elles avec modération? Pourtant, cela n’a jamais semblé arriver.

19          Les effets de l’intellectualisme

Il y a tant de choses dans la vie humaine qui ne sont pas rêvées par notre philosophie populaire. La diffusion des connaissances semble être la plus bénéfique des activités humaines, et pourtant chaque période de déclin est caractérisée par cette expansion de l’activité intellectuelle. Tous les Athéniens et les étrangers qui s’y trouvaient ne passaient leur temps à rien d’autre qu’à dire ou à entendre quelque chose de nouveau est la description donnée dans les Actes des Apôtres du déclin de l’intellectualisme grec.

L’âge de l’intellect s’accompagne de progrès surprenants dans les sciences naturelles. Au IXe siècle, par exemple, à l’époque de Mamoun, les Arabes mesuraient la circonférence de la terre avec une précision remarquable. Sept siècles devaient s’écouler avant que l’Europe occidentale découvre que le monde n’était pas plat. Moins de cinquante ans après les incroyables découvertes scientifiques sous Mamoun, l’empire arabe s’est effondré. Aussi merveilleux et bienfaisant qu’est le progrès de la science, il n’a pas sauvé cet empire du chaos.

La pleine floraison de l’intellectualisme arabe et perse ne s’est pas arrêtée après l’effondrement impérial et politique. Par la suite, les intellectuels ont atteint de nouveaux triomphes dans le domaine académique, mais politiquement ils sont devenus les serviteurs abjects de dirigeants souvent analphabètes. Lorsque les Mongols conquirent la Perse au XIIIe siècle, ils étaient eux-mêmes entièrement incultes et furent obligés de dépendre entièrement des autorités perses indigènes pour administrer le pays et percevoir les revenus. Ils ont retenu comme Vizir, ou Premier ministre, Rashid al-Din, un historien de réputation internationale. Pourtant, le Premier ministre, en parlant au second Khan Mongol, fut obligé de rester à genoux tout au long de l’entrevue. Lors des banquets d’État, le Premier ministre se tenait derrière le siège du Khan, en attente. Si le Khan était de bonne humeur, il passait de temps en temps à son Vizir un morceau de nourriture par-dessus son épaule.

Comme dans le cas des Athéniens, l’intellectualisme mène à la discussion, au débat et à l’argumentation, comme c’est le cas des nations occidentales aujourd’hui. Ces débats dans les assemblées élues ou les comités locaux, dans des articles de presse ou dans des interviews à la télévision, sont interminables et incessants. Les hommes sont très différents et les arguments intellectuels conduisent rarement à un accord. Ainsi les affaires publiques vont de mal en pis, au milieu d’une cacophonie incessante d’argumentation. Mais ce dévouement constant à la discussion semble détruire le pouvoir de l’action. Au milieu d’une tour de Babel de conversations, le navire dérive sur les rochers.

20          L’insuffisance de l’intellectualisme

Peut-être le sous-produit le plus dangereux de l’âge de l’intellectualisme est-il la croissance inconsciente de l’idée que le cerveau humain peut résoudre les problèmes du monde. Même au niveau le plus bas des affaires courantes, c’est manifestement faux. Toute activité humaine même petite, le club de boules local ou le club organisant des déjeuners pour ses dames, nécessite pour sa survie une dose d’auto-suffisance et de service de la part des membres. Dans une sphère nationale plus large, la survie de la nation dépend essentiellement de la loyauté et du sacrifice de ses citoyens.

L’impression que la situation peut être sauvée par l’intelligence mentale, sans désintéressement ou dévouement humain, ne peut que conduire à l’effondrement.

Ainsi, nous voyons que la culture de l’intellect humain semble être un idéal magnifique, mais seulement à la condition qu’il n’affaiblisse pas le désintéressement et le dévouement humain à son service. Pourtant, à en juger par les précédents historiques, il semble que c’est exactement ce qui se passe. Ce n’est peut-être pas l’intellectualisme qui détruit l’esprit du sacrifice de soi, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que l’intellectualisme et la perte du sens du devoir apparaissent simultanément dans l’histoire de la vie de la nation.

En effet, il apparaît souvent chez les individus que la tête et le cœur sont des rivaux naturels. L’intellectuel brillant mais cynique apparaît à l’extrémité opposée du sacrifice émotionnel du héros ou du martyr. Pourtant, il y a des moments où l’autodétermination peut-être simpliste du héros est plus essentielle que les sarcasmes de l’intellectuel.

21         Les dissensions civiles

Un autre symptôme remarquable et inattendu du déclin national est l’intensification des haines politiques internes. On aurait pu s’attendre à ce que, lorsque la survie de la nation deviendrait précaire, les factions politiques abandonneraient leur rivalité et se tiendraient côte à côte pour sauver leur pays.

Au XIVe siècle, l’empire faiblissant de Byzance était menacé, et même dominé, par les Turcs ottomans. La situation était si grave qu’on aurait pu s’attendre à ce que chaque sujet de Byzance abandonne ses intérêts personnels et se lève avec ses compatriotes dans une dernière tentative désespérée pour sauver le pays. L’inverse s’est produit. Les Byzantins passèrent les cinquante dernières années de leur histoire à se battre les uns contre les autres dans des guerres civiles à répétition, jusqu’à ce que les Ottomans débarquent et leur administrent le « coup de grâce ».

La Grande-Bretagne a été gouvernée par un Parlement élu pendant de nombreux siècles. Pendant toutes ces années, les partis rivaux ont observé de nombreuses lois non écrites. Aucun des partis n’a souhaité éliminer l’autre. Tous les membres se sont présentés comme des honorables gentlemen. Mais de telles politesses sont maintenant périmées. Huées, cris et bruits ont miné la dignité de la Chambre, et les échanges sous le coup de la colère sont plus fréquents. Nous sommes chanceux si ces rivalités sont réglées au sein du Parlement, mais parfois ces haines sont portées dans la rue, ou dans l’industrie sous la forme de grèves, de manifestations, de boycotts et d’activités similaires. Fidèle au cours normal suivi par les nations en déclin, les différences internes ne sont pas rapprochées pour tenter de sauver la nation. Au contraire, les rivalités internes deviennent plus aiguës, à mesure que la nation s’affaiblit.

22         L’afflux d’étrangers

L’un des phénomènes souvent répétés des grands empires est l’afflux d’étrangers dans la capitale. Les historiens romains se plaignent souvent du nombre d’Asiatiques et d’Africains à Rome. Bagdad, à son apogée au IXe siècle, avait une population cosmopolite. Perses, Turcs, Arabes, Arméniens, Égyptiens, Africains et Grecs se mêlaient dans ses rues.

À Londres, aujourd’hui, les Chypriotes, les Grecs, les Italiens, les Russes, les Africains, les Allemands et les Indiens se bousculent dans les bus et dans le métro, de sorte qu’il semble parfois difficile de trouver des Britanniques. La même chose s’applique à New York, peut-être même plus. Ce problème ne réside pas dans l’infériorité d’une race par rapport à une autre, mais simplement dans les différences entre elles.

À l’âge de la première phase d’expansion et à l’âge des conquêtes,

la race est normalement plus ou moins homogène sur le plan ethnique. Cet état de choses facilite le sentiment de solidarité et de camaraderie. Mais dans les âges du commerce et de l’abondance, toute sorte d’étrangers envahissent la grande ville dont les rues sont réputées pavées d’or. Comme, dans la plupart des cas, cette grande ville est aussi la capitale de l’empire, la foule cosmopolite au centre même de l’empire exerce une influence politique largement supérieure à son nombre relatif.

Les immigrants étrangers de deuxième ou de troisième génération peuvent sembler de l’extérieur totalement assimilés, mais ils constituent souvent une faiblesse dans deux directions. Premièrement, leur nature humaine fondamentale diffère souvent de celle du stock génétique impérial original. Si la première race impériale était têtue et lente au changement, les immigrants pourraient provenir de races plus émotionnelles, introduisant ainsi des fissures et des schismes dans les politiques nationales, même si tous sont par ailleurs loyaux.

Deuxièmement, tant que la nation est toujours riche, toutes les races diverses peuvent sembler également loyales. Mais dans une situation d’urgence aiguë, les immigrants seront souvent moins disposés à sacrifier leurs vies et leurs biens que ne le seront les descendants d’origine de la race fondatrice.

Troisièmement, les immigrants sont susceptibles de former leurs propres communautés, protégeant principalement leurs propres intérêts, et seulement au deuxième degré celui de la nation dans son ensemble.

Quatrièmement, beaucoup d’immigrants étrangers appartiendront probablement à des races initialement conquises et absorbées par l’empire. Alors que l’empire connaît son plein vent de prospérité, tous ces gens sont fiers et heureux d’être des citoyens impériaux. Mais quand le déclin s’installe, il est extraordinaire de voir à quelle vitesse le souvenir des guerres antiques, peut-être des siècles auparavant, est subitement ressuscité. Les mouvements locaux ou provinciaux paraissent exiger la sécession ou l’indépendance. Un jour, ce phénomène apparaîtra sans doute dans l’empire soviétique désormais apparemment monolithique et autoritaire. Il est incroyable de voir en combien de temps de tels sentiments provinciaux peuvent survivre.

Des exemples historiques de ce phénomène sont à peine nécessaires. La populace romaine oisive et captieuse, avec son appétit sans fin pour des distributions gratuites de nourriture, du pain et des jeux, est notoire, est complètement différente de cet esprit romain sévère que nous associons aux guerres de la première république.

À Bagdad, aux jours dorés de Haroun al-Rachid, les Arabes étaient une minorité dans la capitale impériale. Istanbul, dans les grands jours de la domination ottomane, était peuplée par des habitants dont remarquablement peu d’entre eux étaient des descendants des conquérants turcs. À New York, les descendants des pères pèlerins sont rares et dispersés.

Ce phénomène intéressant est largement limité aux grandes villes. La race conquérante originelle se retrouve souvent dans une pureté relative dans les districts ruraux et sur les frontières lointaines.

C’est la richesse des grandes villes qui attire les immigrants. Comme, avec la croissance de l’industrie, les villes ont de plus en plus de prépondérance sur les campagnes, l’influence des étrangers dominera de plus en plus les anciens empires.

Une fois de plus, on peut souligner que je ne veux pas donner l’impression que les immigrants sont inférieurs au stock génétique plus ancien. Ils sont simplement différents et ont donc tendance à introduire des fissures et des divisions.

23       Frivolité

Au fur et à mesure que la nation décline en puissance et en richesse, un pessimisme universel imprègne progressivement le peuple et accélère encore le déclin. Il n’y a rien qui réussisse autant que le succès, et, dans les âges de la conquête et du commerce, la nation surfe triomphalement sur la vague de sa propre confiance en soi. La Rome républicaine a été à plusieurs reprises au bord de l’extinction – en 390 av. JC quand les Gaulois mirent la ville à sac et en 216 av. JC après la bataille de Cannes. Mais aucun désastre ne pouvait ébranler la résolution des premiers Romains. Pourtant, dans les dernières étapes du déclin romain, l’empire tout entier était profondément pessimiste, sapant ainsi sa propre résolution.

La frivolité est la compagne fréquente du pessimisme. Mangeons, buvons et réjouissons-nous, car demain nous mourrons. La ressemblance entre diverses nations en déclin à cet égard est vraiment surprenante. La foule romaine, nous l’avons vu, exigeait des repas gratuits et des jeux publics. Les spectacles de gladiateurs, les courses de chars et les événements sportifs étaient sa passion. Dans l’Empire byzantin, les rivalités des Verts et des Bleus dans l’hippodrome atteignaient l’importance d’une crise majeure.

À en juger par le temps et l’espace qui leur sont consacrés dans la presse et à la télévision, le football et le baseball sont les activités qui intéressent aujourd’hui le public en Grande-Bretagne et aux États-Unis, respectivement.

Les héros des nations en déclin sont toujours les mêmes : l’athlète, le chanteur ou l’acteur. Le mot célébrité aujourd’hui est utilisé pour désigner un comédien ou un joueur de football, pas un homme d’État, un général ou un génie littéraire.

24        Le déclin arabe

Dans la première moitié du IXe siècle, Bagdad connut son point culminant comme ville la plus grande et la plus riche du monde. En 861, cependant, le calife régnant, Mutawakkil, fut assassiné par ses mercenaires turcs, qui établirent une dictature militaire qui dura une trentaine d’années. Pendant cette période, l’empire s’effondra, chacun des divers dominions et provinces assumant une indépendance virtuelle et cherchant à préserver ses propres intérêts. Bagdad, jusque-là capitale d’un vaste empire, vit son autorité se limiter au simple périmètre de l’Irak.

Les travaux des historiens contemporains de Bagdad au début du Xe siècle sont toujours disponibles. Ils déploraient profondément la dégénérescence des temps dans lesquels ils vivaient, soulignant notamment l’indifférence, le matérialisme croissant et le laxisme des mœurs sexuelles. Ils déploraient également la corruption des fonctionnaires du gouvernement et le fait que les politiciens semblaient toujours amasser de grandes fortunes pendant leur mandat.

Les historiens commentent avec amertume l’influence extraordinaire acquise par les chanteurs populaires sur les jeunes, entraînant un déclin de la moralité sexuelle. Les chanteurs pop de Bagdad accompagnaient leurs chansons érotiques d’un luth, un instrument ressemblant à la guitare moderne. Dans la seconde moitié du Xe siècle, en conséquence, un vocabulaire sexuel obscène se vit de plus en plus utilisé, tel qu’il n’aurait pas été toléré dans un âge plus précoce. Plusieurs califes émirent des ordres interdisant les chanteurs pop dans la capitale, mais après quelques années, ils revenaient sans cesse.

L’augmentation de l’influence des femmes dans la vie publique a souvent été associée à un déclin national. Les derniers Romains se sont plaints que, bien que Rome ait gouverné le monde, les femmes régnaient sur Rome. Au Xe siècle, on observe une tendance similaire dans l’Empire arabe, les femmes demandant leur admission aux professions jusqu’alors monopolisées par les hommes. « Quoi, » écrivait l’historien contemporain Ibn Bessam, « qu’est-ce que les professions de greffier, de collecteur d’impôts ou de prédicateur ont à voir avec les femmes ? Ces professions ont toujours été limitées aux hommes. » Beaucoup de femmes pratiquaient le droit, tandis que d’autres obtenaient des postes de professeurs d’université. Seule la nomination de femmes juges a provoqué une certaine agitation, laquelle cependant ne semble pas avoir réussi.

Peu après cette période, le gouvernement et l’ordre public s’effondraient et des envahisseurs étrangers entraient dans le pays. L’augmentation de la confusion et de la violence qui en résulta fit qu’il n’était plus sûr pour les femmes de circuler sans escorte dans les rues, ce qui entraîna l’effondrement de ce mouvement féministe.

Les troubles qui suivirent la prise de contrôle militaire en 861 et la perte de l’empire ravagèrent l’économie. À ce moment-là, on aurait pu s’attendre à ce que tout le monde redouble d’efforts pour sauver le pays de la banqueroute, mais il n’en fut rien. Au lieu de cela, à ce moment précis d’austérité commerciale et financière, les habitants de Bagdad introduisirent la semaine de cinq jours.

Quand j’ai lu pour la première fois ces descriptions contemporaines de Bagdad au Xe siècle, je pouvais à peine en croire mes yeux. Je me suis dit que ça devait être une blague! Ces descriptions pourraient avoir été relevées dans l’édition du Times d’aujourd’hui. La ressemblance au niveau des détails était particulièrement à couper le souffle – l’effondrement de l’empire; l’abandon de la morale sexuelle; les chanteurs pop avec leurs guitares; l’entrée des femmes dans certaines professions réservées; la semaine de cinq jours. Je ne me risquerais pas à tenter une explication! Il y a tant de mystères dans la vie humaine qui dépassent de loin notre compréhension...

25        L’idéologie politique

Aujourd’hui, nous attachons une grande importance à l’idéologie de notre politique intérieure. La presse et les médias publics des États-Unis et de la Grande-Bretagne déversent un mépris incessant sur tous les pays dont les institutions politiques diffèrent de quelque manière que ce soit de notre propre conception de la démocratie. Il est donc intéressant de noter que l’espérance de vie d’une grande nation ne semble en aucun cas être affectée par la nature de ses institutions. Les empires passés montrent presque toutes les variations possibles de système politique, mais tous passent par la même procédure depuis l’Âge des Pionniers jusqu’à la Conquête, le Commerce, l’Affluence puis le déclin et l’effondrement.

26         L’Empire mamelouk

L’empire des Mamelouks d’Égypte en fournit un bon exemple, car c’est l’un des plus exotiques jamais enregistrés dans l’Histoire. Il est également exceptionnel du fait qu’il a commencé un jour fixe et qu’il s’est terminé un autre jour, précisément, ne laissant aucun doute sur sa durée précise, 267 ans.

Dans la première partie du XIIIe siècle, l’Égypte et la Syrie étaient dirigées par les sultans ayyoubides, descendants de la famille de Saladin. Leur armée était constituée de Mamelouks, esclaves importés comme des garçons des steppes et entraînés comme des soldats professionnels. Le 1er mai 1250, les Mamelouks se mutinent, assassinent Turan Shah, le sultan ayyoubide, et deviennent les dirigeants de son empire.

Les cinquante premières années de l’Empire mamelouk furent marquées par des combats désespérés avec les Mongols jusque-là invincibles, les descendants de Gengis Khan, qui envahirent la Syrie. En battant les Mongols et en les chassant de Syrie, les Mamelouks sauvèrent la Méditerranée du sort terrible qu’avait connu la Perse. En 1291, les Mamelouks capturèrent Acre et mirent fin aux Croisades.

De 1309 à 1341, l’Empire Mamelouk était partout victorieux et possédait la plus belle armée du monde. Pendant les cent années qui suivirent, la richesse de l’Empire mamelouk fut fabuleuse, conduisant lentement au luxe, au relâchement de la discipline et au déclin, avec des rivalités politiques intérieures toujours plus amères. Finalement, cet Empire s’effondra en 1517, à la suite de la défaite militaire contre les Ottomans.

Le gouvernement mamelouk nous paraît tout à fait illogique et fantastique. La classe dirigeante a été entièrement recrutée parmi de jeunes garçons, nés dans ce qui est aujourd’hui le sud de la Russie. Chacun d’eux était enrôlé comme soldat privé. Même les sultans avaient commencé leur vie en tant que soldats privés et étaient sortis des rangs. Pourtant, ce système politique extraordinaire aboutit à un empire qui traversa toutes les étapes normales de la conquête, du mercantilisme, de la prospérité et du déclin et qui dura à peu près la période habituelle.

27         La race des maîtres

Les gens des grandes nations du passé semblent généralement avoir imaginé que leur prééminence durerait toujours. Aux yeux de ses citoyens, Rome apparaissait comme destinée à régner pour toujours sur le monde. Les califes abbassides de Bagdad déclaraient que Dieu les avait désignés pour gouverner l’humanité jusqu’au jour du Jugement. Il y a soixante-dix ans, de nombreuses personnes en Grande-Bretagne croyaient que l’empire perdurerait toujours. Bien qu’Hitler n’ait pas réussi à atteindre son objectif, il affirmait que l’Allemagne gouvernerait le monde pendant mille ans. Que des sentiments comme ceux-là puissent être exprimés publiquement sans susciter la dérision montre qu’à tous les âges, l’ascension et la chute régulières des grandes nations passent inaperçues. Les statistiques les plus simples prouvent la rotation régulière d’une nation après l’autre, à intervalles réguliers.

La croyance que leur nation gouvernera le monde pour toujours encourage naturellement les citoyens de la nation dirigeante de n’importe quelle période à attribuer leur prééminence à des vertus héréditaires. Ils portent dans leur sang, croient-ils, des qualités qui en font une race de surhommes, une illusion qui les pousse à employer des travailleurs étrangers bon marché (ou des esclaves) pour accomplir des tâches subalternes et à engager des mercenaires étrangers pour combattre dans leurs batailles ou voguer sur leurs navires.

Ces peuples plus pauvres ne sont que trop heureux d’émigrer vers les cités riches de l’empire, et ainsi, nous l’avons vu, d’altérer le caractère homogène et étroit de la race conquérante. Ses membres supposent inconsciemment qu’ils seront toujours les chefs de l’Humanité, finissent par se disperser et passent une partie croissante de leur temps à se distraire, à s’amuser ou à faire du sport.

Au cours des dernières années, l’idée s’est largement répandue en Occident que le progrès serait automatique, sans effort, que tout le monde continuerait à s’enrichir et que chaque année montrerait une élévation du niveau de vie. Nous n’avons pas tiré de l’histoire la conclusion évidente que le succès matériel est le résultat du courage, de l’endurance et du travail acharné – une conclusion pourtant évidente de l’histoire de l’élévation fulgurante de nos propres ancêtres. Cette assurance de sa propre supériorité semble aller de pair avec le luxe résultant de la richesse, sapant le caractère de la race dominante.

28        L’État providence

Lorsque l’État-providence fut introduit en Grande-Bretagne, il fut salué comme une nouvelle marque dans l’histoire du développement humain.

L’histoire, cependant, semble suggérer que l’âge du déclin d’une grande nation est souvent une période qui montre une tendance à la philanthropie et à la sympathie pour les autres races. Cette phase peut ne pas être en contradiction avec le sentiment décrit dans le paragraphe précédent, que la race dominante a le droit de gouverner le monde. Pour les citoyens de la grande nation, il s’agit de jouer le rôle de Lady Bountiful[5].

Tant qu’il conserve son statut dirigeant, le peuple impérial est heureux d’être généreux, même s’il est légèrement condescendant. Les droits de citoyenneté sont généreusement accordés à toutes les races, même celles qui étaient autrefois assujetties, et l’égalité de l’Humanité est proclamée. L’Empire romain a traversé cette phase, quand l’égalité citoyenne a été ouverte à tous les peuples, des provinciaux devenant même des sénateurs et des empereurs.

L’Empire arabe de Bagdad était également généreux, peut-être même plus. À l’époque des conquêtes, les Arabes de race pure avaient constitué une classe dirigeante, mais au IXe siècle, l’empire était complètement cosmopolite.

L’aide de l’État aux jeunes et aux pauvres était également généreuse. Les étudiants des universités recevaient des subventions du gouvernement pour couvrir leurs dépenses pendant qu’ils faisaient des études supérieures. L’État offrait également un traitement médical gratuit aux pauvres. Le premier hôpital public gratuit fut ouvert à Bagdad sous le règne de Haroun al-Rachid (786-809) et, sous son fils Mamoun, des hôpitaux publics gratuits virent le jour dans tout le monde arabe, de l’Espagne à l’actuel Pakistan.

L’impression qu’il sera toujours automatiquement riche fait que l’Empire en déclin continue somptuairement de prodiguer sa générosité, jusqu’à ce que l’économie s’effondre, que les universités soient fermées et que les hôpitaux tombent en ruine.

Il est peut-être incorrect d’imaginer l’État-providence comme la marque supérieure des réalisations humaines. Cela peut simplement s’avérer être une étape assez normale dans la vie d’un empire vieillissant et décrépit.

29       Religion

Les historiens des périodes de décadence font souvent référence à un déclin de la religion, mais, si nous étendons notre enquête sur une période couvrant les Assyriens (859-612 av. J.-C.) jusqu’à nos jours, nous devons interpréter la religion dans un sens très large. On peut lui donne cette définition : « le sentiment humain qu’il y a quelque chose, une puissance invisible, en dehors des objets matériels, qui contrôle la vie humaine et le monde naturel. »

Nous sommes probablement trop étroits et méprisants dans notre interprétation du culte des idoles. Les gens des civilisations anciennes étaient aussi sensibles que nous, et n’auraient guère eu l’imprudence d’adorer des bâtons et des pierres façonnés de leurs propres mains. L’idole n’était pour eux qu’un symbole, et représentait une réalité spirituelle inconnue, qui contrôlait la vie et exigeait l’obéissance humaine à ses préceptes moraux.

Nous savons tous trop bien que des différences mineures dans la visualisation humaine de cet Esprit sont fréquemment devenues les raisons affichées des guerres humaines, où les deux parties prétendaient se battre pour le vrai Dieu. Mais l’absurde étroitesse des conceptions humaines ne devrait pas nous aveugler sur le fait que, très souvent, les deux parties croyaient que leurs campagnes avaient un fond moral. Gengis Khan, l’un des plus brutaux de tous les conquérants, prétendait que Dieu lui avait délégué le devoir d’exterminer les races décadentes du monde civilisé. Ainsi l’ère des conquêtes avait souvent une sorte d’atmosphère religieuse, ce qui impliquait un sacrifice héroïque de soi pour la cause.

Mais cet esprit de dévouement s’érode lentement à l’âge du commerce par l’action de l’argent. Les gens gagnent de l’argent pour eux-mêmes, pas pour leur pays. Ainsi, les périodes de prospérité dissolvent graduellement l’esprit de service qui avait provoqué la montée des races impériales.

En temps voulu, l’égoïsme imprègne la communauté, dont la cohérence est affaiblie jusqu’à ce que la désintégration menace. Puis, comme nous l’avons vu, vient la période du pessimisme avec l’esprit de frivolité qui l’accompagne et l’indulgence sensuelle, sousproduits du désespoir. Il était inévitable à ce moment-là que les hommes se remémorent les jours anciens de religiosité quand l’esprit de sacrifice était encore assez fort pour que les hommes soient prêts à donner et à servir, plutôt qu’à arracher.

Mais tandis que le désespoir peut pénétrer la plus grande partie

de la nation, d’autres réalisent une nouvelle prise de conscience du fait que seule la disponibilité au sacrifice de soi peut permettre à une communauté de survivre. Certains des plus grands saints de l’histoire vivaient en période de décadence nationale, élevant la bannière du devoir et du service contre le flot de la dépravation et du désespoir.

De cette manière, au sommet du vice et de la frivolité, les graines du renouveau religieux sont tranquillement semées. Après peut-être plusieurs générations (voire des siècles) de souffrance, une fois que la nation appauvrie a été purgée de son égoïsme et de son amour de l’argent, la religion reprend son cours et une nouvelle ère s’installe. « C’est bon pour moi que je sois affligé, dit le psaume, afin que j’apprenne ta loi. »

30        Nouvelles combinaisons

Nous avons tracé la montée en puissance d’une race obscure vers la renommée, à travers les étapes de la conquête, du mercantilisme, de la prospérité et de l’intellectualisme, jusqu’à la désintégration, la décadence et le désespoir. Nous avons suggéré que la race dominante, à un moment donné, communique ses principales caractéristiques au monde entier, et se voit en fin de course remplacée par un autre empire. Par ce moyen, nous avons spéculé que de nombreuses races se sont succédé en tant que superpuissances, et à leur tour, elles ont légué leurs qualités particulières à l’humanité en général.

Mais l’objection peut ici être soulevée qu’un jour viendra où toutes les races du monde auront à leur tour joui de leur période de domination puis se seront de nouveau effondrées dans la décadence. Quand toute la race humaine aura atteint le stade de la décadence, où trouverons-nous de nouvelles races conquérantes pleines d’énergie?

La réponse est d’abord partiellement obscurcie par notre habitude moderne de diviser la race humaine en nations, que nous semblons considérer comme des compartiments étanches, une erreur responsable d’innombrables malentendus.

Autrefois, les nations nomades guerrières envahissaient les territoires des peuples décadents et s’y installaient. En temps voulu, elles se mélangeaient avec la population locale, donnant lieu à une nouvelle race, bien que l’ancien nom soit parfois conservé. Les invasions barbares de l’Empire romain constituent probablement l’exemple le mieux connu aujourd’hui en Occident. On a d’autres exemples avec les conquêtes arabes de l’Espagne, de l’Afrique du Nord et de la Perse, les conquêtes turques de l’Empire ottoman ou même la conquête normande de l’Angleterre.

Dans tous ces cas, les pays conquis étaient à l’origine déjà habités et les envahisseurs étaient des armées qui, finalement, s’installaient et se mélangeaient en produisant de nouvelles races.

De nos jours, il reste peu de conquérants nomades dans le monde, qui pourraient envahir des pays plus peuplés avec leurs tentes et leurs troupeaux. Mais les facilités modernes de déplacement ont abouti à un mélange au moins égal, ou probablement même plus, des populations. L’extrême amertume des luttes politiques internes modernes produit un flux constant de migrants de leurs pays d’origine vers d’autres, où les institutions sociales leur conviennent mieux.

De même, les vicissitudes du commerce et des affaires font que beaucoup de personnes se déplacent vers d’autres pays, d’abord dans l’intention de revenir, mais finalement s’installent dans leur nouveau pays.

La population de la Grande-Bretagne a constamment changé, en particulier au cours des soixante dernières années, en raison de l’afflux d’immigrants venus d’Europe, d’Asie et d’Afrique et du départ de citoyens britanniques vers les dominions de l’Empire britannique et les États-Unis. Ce dernier est, bien sûr, l’exemple le plus évident de la montée constante de nouvelles nations et de la transformation du contenu ethnique des anciennes nations à travers ce nomadisme moderne.

31         Décadence d’un système

Il est intéressant de noter que la décadence est la désintégration d’un système, et non de ses membres individuels. Les habitudes des membres de la communauté ont été corrompues par la jouissance de trop d’argent et de trop de pouvoir pendant trop longtemps. Le résultat a été, dans le cadre de leur vie nationale, de les rendre égoïstes et oisifs. Une communauté de gens égoïstes et oisifs décline, des querelles internes se développent autour de la division de ses richesses en déclin, et le pessimisme s’ensuit, que certains essaient de noyer dans la sensualité ou la frivolité. Dans leur propre environnement, ils sont incapables de rediriger leurs pensées et leurs énergies vers de nouveaux projets.

Mais quand les membres individuels d’une telle société émigrent dans un environnement entièrement nouveau, ils ne restent ni décadents, ni pessimistes ou immoraux parmi les habitants de leur nouvelle patrie. Une fois qu’ils ont rompu avec leurs anciennes influences de pensée, et après une courte période de réajustement, ils deviennent des citoyens normaux de leurs pays d’adoption. Certains d’entre eux, dans les deuxième et troisième générations, peuvent acquérir la prééminence et la direction dans leurs nouvelles communautés.

Cela semble prouver que le déclin de n’importe quelle nation ne sape pas les énergies ou le caractère fondamental de ses membres. La décadence d’un certain nombre de ces nations n’appauvrit pas non plus la race humaine.

La décadence est à la fois une détérioration mentale et morale, produite par le lent déclin de la communauté auquel ses membres ne peuvent échapper, tant qu’ils restent dans leur ancien environnement. Mais, transportés ailleurs, ils abandonnent bientôt leurs modes de pensée décadents et se montrent égaux aux autres citoyens de leur pays d’adoption.

32          La décadence n’est pas physique

La décadence n’est pas non plus physique. Les citoyens des pays en déclin sont parfois décrits comme étant physiquement émasculés, incapable de supporter des difficultés ou de faire de grands efforts. Cela ne semble pas une image vraie. Les citoyens des grandes nations en décadence sont normalement physiquement plus grands et plus forts que ceux de leurs envahisseurs barbares.

De plus, comme cela a été prouvé en Grande-Bretagne lors de la Première Guerre mondiale, les jeunes hommes élevés dans le luxe et la richesse ont eu peu de difficulté à s’habituer à la vie dans les tranchées en première ligne. L’histoire de l’exploration prouve la même chose. Les hommes habitués à vivre confortablement dans des maisons en Europe ou en Amérique étaient capables de montrer autant d’endurance que les indigènes dans la conduite de chameaux à travers le désert ou à se frayer un chemin à travers les forêts tropicales.

La décadence est une maladie morale et spirituelle, résultant d’une trop longue période de richesse et de pouvoir, produisant le cynisme, le déclin de la religion, le pessimisme et la frivolité. Les citoyens d’une telle nation ne feront plus d’effort pour se sauver eux-mêmes, parce qu’ils ne sont pas convaincus que quelque chose dans leur vie mérite d’être sauvé.

33        Diversité humaine

Les généralisations sont toujours dangereuses. Les êtres humains sont tous différents. La variété de la vie humaine est infinie. Si c’est le cas avec les individus, c’est encore plus le cas avec les nations et les cultures. Il n’y a pas deux sociétés, deux peuples, deux cultures qui soient exactement les mêmes. Dans ces circonstances, il sera facile aux critiques de trouver de nombreuses objections à ce qui a été dit et de signaler des exceptions aux généralisations.

Il est utile de comparer la vie des nations à celle des individus. Il n’y a pas deux personnes identiques dans le monde. De plus, leurs vies sont souvent affectées par des accidents ou des maladies, ce qui rend les divergences encore plus évidentes. Pourtant, en fait, nous pouvons généraliser sur la vie humaine à partir de nombreux aspects différents. Les caractéristiques de l’enfance, de l’adolescence, de la jeunesse, de l’âge mûr et de la vieillesse sont bien connues.

Certains adolescents, il est vrai, sont prématurément sages et sérieux. Certaines personnes d’âge moyen semblent encore jeunes d’esprit. Mais de telles exceptions n’invalident pas le caractère général de la vie humaine du berceau à la tombe.

J’ose dire que la vie des nations suit un modèle similaire. Superficiellement, toutes semblent être complètement différentes. Il y a quelques années, on a suggéré à une certaine société de télévision qu’une série de conférences sur l’histoire arabe constituerait une séquence intéressante. La proposition a été immédiatement rejetée par le directeur des programmes avec la remarque suivante : « Quel intérêt terrestre l’histoire des Arabes médiévaux pourrait-elle avoir pour le grand public aujourd’hui? » Pourtant, en fait, l’histoire de l’époque impériale arabe – de la conquête au mercantilisme, en passant par l’abondance, l’intellectualisme, la science et la décadence – est un précurseur exact de l’histoire impériale britannique et a perduré pendant une durée presque égale.

Si les historiens britanniques, il y a un siècle, avaient consacré une étude sérieuse à l’Empire arabe, ils auraient pu prévoir presque tout ce qui s’est passé en Grande-Bretagne jusqu’en 1976.

34         Une variété de chutes

Il a été démontré que, normalement, l’ascension et la chute des grandes nations sont dues à des raisons internes seulement. Dix générations d’êtres humains suffisent à transformer un pionnier hardi et entreprenant en un citoyen captif de l’État providence. Mais alors que les histoires de vie des grandes nations montrent une uniformité inattendue, la nature de leurs chutes dépend largement des circonstances extérieures et montre ainsi un degré élevé de diversité.

La République romaine, comme nous l’avons vu, a été suivie par l’Empire, qui est devenu un super-État, dans lequel tous les indigènes du bassin méditerranéen, indépendamment de la race, ont obtenus des droits égaux. Le nom de Rome, à l’origine une ville-État, est passé à un empire international égalitaire.

Cet empire a éclaté en deux, la moitié occidentale étant envahie par les barbares du nord, la moitié orientale formant l’empire romain oriental ou byzantin.

Au IXe siècle, le vaste empire arabe s’est scindé en plusieurs fragments, dont une ancienne colonie, l’Espagne musulmane, a dirigé son propre cours sur 250 ans en tant qu’Empire indépendant. Les patries de Syrie et d’Irak, cependant, ont été conquises par des vagues successives de Turcs dont elles sont restées les sujets pendant 1000 ans.

D’autre part, l’Empire mamelouk d’Égypte et de Syrie fut conquis lors d’une simple campagne militaire par les Ottomans, la population indigène se contentant de changer de maîtres.

L’Empire espagnol (1500-1750) a duré les 250 ans conventionnels, se terminant seulement avec la perte de ses colonies. La patrie de l’Espagne est tombée, en effet, de son piédestal de superpuissance, mais elle a survécu en tant que nation indépendante jusqu’à aujourd’hui.

La Russie des Romanov (1682-1916) a suivi le processus normal, mais c’est l’Union soviétique qui lui a succédé.

Il est inutile de travailler sur ce point, que nous pouvons essayer de résumer brièvement. Tout régime qui atteint une grande richesse et une grande puissance semble avec une régularité remarquable se désintégrer en une dizaine de générations. Le sort ultime de ses composantes ne dépend cependant pas de sa nature interne, mais des autres organisations qui apparaissent au moment de son effondrement et parviennent à dévorer son patrimoine. Ainsi, la vie des grandes puissances est étonnamment uniforme, mais les résultats de leurs chutes sont complètement différents.

35          Insuffisance de nos études historiques

En fait, les nations modernes occidentales n’ont tiré qu’une valeur limitée de leurs études historiques, parce qu’elles ne les ont jamais suffisamment approfondies. Pour que l’Histoire ait du sens, comme nous l’avons déjà dit, ce doit être l’Histoire de la race humaine.

Loin d’atteindre un tel idéal, nos études historiques se limitent en grande partie à l’histoire de notre propre pays retraçant le cours de sa vie actuelle. Ainsi, le facteur temps est trop court pour que les très longs rythmes de la montée et de la chute des nations puissent être remarqués. Comme l’a indiqué le directeur de la télévision, il ne nous vient jamais à l’esprit que des périodes plus longues pourraient être intéressantes.

Quand nous lisons l’histoire de notre propre nation, nous trouvons que les actions de nos ancêtres sont décrites comme glorieuses, tandis que celles des autres peuples sont décrites comme méchantes, tyranniques ou lâches. Ainsi, notre histoire n’est (intentionnellement) pas basée sur des faits. Nous sommes émotionnellement réticents à accepter que nos ancêtres aient pu être méchants ou lâches.

Alternativement, il y a des écoles d’histoire politiques enclines à discréditer les actions de nos anciens dirigeants, afin de soutenir les mouvements politiques modernes. Dans tous ces cas, l’Histoire n’est pas une tentative de connaître la vérité, mais un système de propagande consacré à l’avancement des projets modernes ou à la satisfaction de la vanité nationale.

Les hommes peuvent difficilement être blâmés de ne pas apprendre de l’histoire qui leur est enseignée. Il n’y a rien à en apprendre, parce qu’elle n’est pas vraie.

36        Les petites nations

Le mot Empire a été utilisé dans le présent essai pour désigner les nations qui atteignent le statut de grandes puissances, ou de superpuissances dans le jargon d’aujourd’hui – des nations qui ont dominé la scène internationale pendant deux ou trois siècles. Cependant, à tout moment, il a existé aussi des États plus petits qui sont restés plus ou moins autonomes. Est-ce que ceux-ci vivent les mêmes cycles de vie que les grandes nations et passent par les mêmes phases?

Il semble impossible de généraliser sur cette question. En général, la décadence est le résultat d’une trop longue période de richesse et de pouvoir. Si le petit pays n’a pas partagé la richesse et le pouvoir, il ne participera pas à la décadence.

37        Le modèle émergent

Malgré la variété et les complications infinies de la vie humaine, un schéma général semble émerger de ces considérations. Il révèle de nombreux empires successifs couvrant quelque 3000 ans, ayant suivi des stades similaires de développement et de déclin, et ayant, dans une mesure surprenante, vécu des vies de durée très similaire.

L’espérance de vie d’une grande nation, semble-t-il, commence par une expansion violente d’énergie, généralement imprévue, et aboutit à un abaissement des normes morales, au cynisme, au pessimisme et à la frivolité.

Si l’auteur actuel était millionnaire, il essaierait d’établir un département, dans une université quelconque, consacré uniquement à l’étude du rythme de la montée et de la chute de puissantes nations à travers le monde.

L’histoire remonte à environ 3000 ans, car avant cette période, l’écriture n’était pas suffisamment répandue pour permettre la survie de documents détaillés. Mais durant ces 3000 ans, le nombre d’empires disponibles pour cette étude est très grand.

Au début de cet essai, les noms de onze d’entre eux ont été énumérés, mais ceux-ci n’ont inclus que le Moyen-Orient et les nations modernes de l’Ouest. L’Inde, la Chine et l’Amérique du Sud n’ont pas été incluses, car l’auteur ne sait rien à leur sujet. Une école fondée pour étudier la montée et la chute des Empires trouverait probablement au moins vingt-quatre grandes puissances disponibles pour la dissection et l’analyse.

La tâche ne serait pas facile, si l’espace était si vaste qu’il devait couvrir pratiquement toutes les grandes nations du monde sur 3000 ans. La connaissance de la langue seule, pour permettre des recherches approfondies, constituerait un obstacle redoutable.

38        Cela aiderait-il ?

Il est agréable d’imaginer, à partir de telles études, l’apparition d’un modèle standard de vie des nations, y compris une analyse des divers changements qui mènent finalement au déclin, à la décadence et à l’effondrement. Il est tentant de supposer que des mesures pourraient être adoptées pour prévenir les effets désastreux de la richesse et du pouvoir excessifs, et donc de la décadence subséquente. Peut-être que certains moyens pourraient être mis au point pour empêcher l’activiste de l’âge de la Conquête et du Commerce de se détériorer pendant l’âge de l’Intellect, produisant des discours sans fin mais plus aucune action.

Il est tentant de le penser. Peut-être que si le modèle de l’ascension et de la chute des nations était communément enseigné dans les écoles, le grand public en arriverait à la vérité et soutiendrait les politiques pour maintenir l’esprit de devoir et de sacrifice, pour prévenir l’accumulation de richesses excessives par une nation, conduisant à la perte du sens moral de cette nation.

Le sens du devoir et l’initiative nécessaires pour mener ce projet ne pourraient-ils pas être maintenus parallèlement au développement intellectuel et aux découvertes dans les sciences de la nature ?

La réponse est douteuse, bien que nous puissions essayer. Les faiblesses de la nature humaine, cependant, sont si évidentes, que nous ne pouvons pas être trop confiants dans le succès de cette entreprise. Les hommes débordants de courage, d’énergie et de confiance en eux ne peuvent être facilement empêchés de soumettre leurs voisins, et les hommes qui voient s’ouvrir des perspectives de richesse seront difficilement arrêtables.

Peut-être ne relèverait-il pas de l’intérêt réel de l’humanité qu’ils en soient ainsi empêchés, car c’est dans les périodes de richesse que l’art, l’architecture, la musique, la science et la littérature font les plus grands progrès.

De plus, comme nous l’avons vu dans les grands Empires, leur création peut donner lieu à des guerres et à des tragédies, mais leurs périodes de puissance apportent souvent la paix, la sécurité et la prospérité à de vastes zones de territoire. Nos connaissances et notre expérience (peut-être nos intellects humains fondamentaux) sont insuffisantes pour dire si oui ou non l’ascension et la chute des grandes nations est le meilleur système pour le meilleur des mondes possibles.

Ces doutes, cependant, ne doivent pas nous empêcher d’essayer d’acquérir plus de connaissances sur l’ascension et la chute des grandes puissances, ou d’essayer, à la lumière de ces connaissances, d’améliorer la qualité morale de la vie humaine.

Peut-être, en effet, arriverons-nous à la conclusion que l’ascension et la chute successives des grandes nations sont inévitables et répondent, en fait, à un système divinement ordonné. Mais même cela serait un gain immense. Car nous devrions savoir où nous en sommes par rapport à nos frères et sœurs humains. Dans notre état actuel de chaos mental sur le sujet, nous nous divisons en nations, en communautés qui se battent, se haïssent et se dénigrent les unes les autres au sujet de développements qui peuvent bien être divinement ordonnés mais qui nous semblent, si nous adoptons une vision plus large, totalement incontrôlables et inévitables. Si nous pouvions accepter ces grands mouvements comme échappant à notre contrôle, il n’y aurait aucune excuse pour que nous nous haïssions les uns les autres à cause d’eux.

Si variée, déroutante et contradictoire que puisse être l’histoire religieuse du monde, la plus noble et la plus spirituelle des dévotes de toutes les religions semble parvenir à la conclusion que l’amour est la clé de la vie humaine. Toute expansion de nos connaissances qui peut conduire à une réduction de nos haines injustifiées en vaut donc certainement la peine.

39       Résumé

Comme de nombreux points d’intérêt sont apparus au cours de cet essai, je termine avec un bref résumé, pour rafraîchir l’esprit du lecteur.

1.    Nous n’apprenons pas de l’Histoire parce que nos études sont brèves et préjudiciables.

2.    D’une manière surprenante, 250 ans apparaissent comme la durée moyenne de la grandeur nationale.

3.    Cette moyenne n’a pas varié depuis 3000 ans. Est-ce que cela représente dix générations ?

4.    Les étapes de l’ascension et de la chute des grandes nations semblent être :

a)     L’âge des pionniers (explosion) ;

b)    L’âge des conquêtes ;

c)     L’âge du commerce ;

d)    L’âge de l’abondance ;

e)    L’âge de l’intellect ;

f)      L’âge de la décadence.

5.    La décadence est marquée par :

a)     Passage en mode défensif ;

b)    Pessimisme ;

c)     Matérialisme ;

d)    Frivolité ;

e)    Un afflux d’étrangers ;

f)      Un État providence ;

g)     Un affaiblissement de la religion.

6.    La décadence est due à :

a)     Période trop longue de richesse et de pouvoir ;

b)    Égoïsme ;

c)     Amour de l’argent ;

d)    Perte du sens du devoir.

7.    Les histoires de vie des grands États sont étonnamment similaires entre elles et sont dues à des facteurs internes.

8.    Leurs chutes sont diverses, car elles sont en grande partie le résultat de causes externes.

9.    L’Histoire devrait être enseignée comme l’histoire de la race humaine, en gardant bien sûr l’accent mis sur l’histoire du pays de l’élève.



[1] . Les USA ont été ajoutés par le traducteur. 1846 correspond à la première Guerre d’extension territoriale contre un État constitué, le Mexique.

[2] . On peut s’ « amuser » à calculer la date de fin de l’Empire américain selon la valeur basse du tableau (207 ans : Empire romain) ou la valeur haute (267 ans : l’Empire mamelouk), ou imaginer une fin plus précoce vu l’état de décomposition avancé de la société américaine.

[3] . On peut imaginer que beaucoup d’élans ont été impitoyablement liquidés dans le sang par les empires existants, les plus méritants ayant seuls survécu assez longtemps pour raconter leur histoire, NdT

[4] . Ou de Napoléon pour la France, NdT

[5] . Une femme riche et ostensiblement généreuse, NdT




Affiche refusée par le service culture de la mairie (risque de lecture de pro-Poutine) et par la médiathèque pour  : "le fait d’associer le mot décadence au mouvement lgbt nous gêne. L’affiche nous pose problème pour des raisons d’inclusivité"