Pour nous donner à penser, deux articles sur le sujet :
La leçon de Noël de Claude Lévi-Strauss
Pourquoi voulons-nous que nos enfants croient au Père Noël ? Voici la réponse lumineuse du célèbre anthropologue, disparu le 30 octobre 2009.
Et si les Indiens Pueblo d’Amérique de l’Ouest, avec leur croyance dans l’esprit des morts, nous permettaient de comprendre la fonction du Père Noël ? Voilà le détour étonnant que propose Claude Lévi-Strauss et qui lui permet de prédire un long avenir à ce « nouveau » rite païen. C’était en 1952, dans un article intitulé « Le Père Noël supplicié » paru dans Les Temps modernes. Les catholiques brûlaient alors l’effigie du Père Noël quand des intellectuels de gauche dénonçaient un mythe créé par la société de consommation. Dans une magistrale leçon d’anthropologie structurale appliquée, Lévi-Strauss démontre que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée par les adultes aux enfants, mais une forme d’échange, « le résultat d’une transaction fort onéreuse » : en comblant les enfants de leur générosité, les vivants règlent leurs comptes avec les morts ! Comme toujours chez l’anthropologue, la comparaison des mythes a une fonction ultime qui est profondément philosophique. C’est la raison pour laquelle nous avions demandé à Claude Lévi- Strauss l’autorisation de publier des extraits de ce texte à la veille de Noël. Il nous avait amicalement donné son accord le 17 octobre 2009. Aujourd’hui, au lendemain de sa disparition survenue le 30 octobre, c’est une occasion redoublée pour nous de saluer l’un des plus grands penseurs du siècle.
Les fêtes de Noël 1951 auront été marquées, en France, par une polémique à laquelle la presse et l’opinion semblent s’être montrées fort sensibles et qui a introduit dans l’atmosphère joyeuse habituelle à cette période de l’année une note d’aigreur inusitée. Depuis plusieurs mois déjà, les autorités ecclésiastiques, par la bouche de certains prélats, avaient exprimé leur désapprobation de l’importance croissante accordée par les familles et les commerçants au personnage du Père Noël. Elles dénonçaient une « paganisation » inquiétante de la fête de la Nativité, détournant l’esprit public du sens proprement chrétien de cette commémoration, au profit d’un mythe sans valeur religieuse. Ces attaques se sont développées à la veille de Noël ; avec plus de discrétion sans doute, mais autant de fermeté, l’Église protestante a joint sa voix à celle de l’Église catholique. Déjà, des lettres de lecteurs et des articles apparaissaient dans les journaux et témoignaient, dans des sens divers mais généralement hostiles à la position ecclésiastique, de l’intérêt éveillé par cette affaire. Enfin, le point culminant fut atteint le 24 décembre, à l’occasion d’une manifestation dont le correspondant du journal France-Soir a rendu compte en ces termes :
Devant les enfants des patronages, le Père Noël a été brûlé sur le parvis de la cathédrale de Dijon
Dijon, 24 décembre (dép. France-Soir)
Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s’être introduit dans les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents une faute dont s’étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée. […]
« Il ne s'agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l'inventer »
Le jour même, le supplice du Père Noël passait au premier rang de l’actualité ; pas un journal qui ne commentât l’incident […]. Le ton de la plupart des articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. […] Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais aussi sans doute ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse ; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative.
Depuis trois ans environ, c’est-à-dire depuis que l’activité économique est redevenue à peu près normale, la célébration de Noël a pris en France une ampleur inconnue avant-guerre. Il est certain que ce développement, tant par son importance matérielle que par les formes sous lesquelles il se produit, est un résultat direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique. Ainsi, on a vu simultanément apparaître les grands sapins dressés aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit ; les papiers d’emballage historiés pour cadeaux de Noël ; les cartes de vœux à vignette, avec l’usage de les exposer pendant la semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire ; les quêtes de l’Armée du Salut suspendant ses chaudrons en guise de sébiles sur les places et dans les rues ; enfin les personnages déguisés en Père Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands magasins.
Les idées clés
Deux fêtes païennes marquent la progression de l’automne : Halloween et Noël. La première est la plus inquiétante, qui symbolise une entrée dans la nuit. Noël, qui correspond au solstice d’hiver (21 ou 22 décembre), préfigure le sauvetage de la lumière.
Dans ces fêtes, les enfants jouent le rôle des morts et les adultes s’acquittent de leur devoir envers eux en leur offrant des cadeaux.
Si les adultes aiment faire croire aux enfants que les cadeaux de Noël viennent de l’au-delà, c’est parce que ces objets doivent symboliquement circuler des morts vers les morts. Il y a donc restitution et sacrifice, de la part des vivants, afin d’être en paix avec l’au-delà.
En même temps Noël, qui permet un équilibre entre enfants et adultes, non-initiés et initiés, ceux qui croient au Père Noël et ceux qui n’y croient plus, est un bel hommage à la douceur de vivre, laquelle consiste à être en paix avec la mort.
[...] En second lieu, il ne faut pas oublier que, dès avant la guerre, la célébration suivait en France et dans toute l’Europe une marche ascendante. Le fait est d’abord lié à l’amélioration progressive du niveau de vie ; mais il comporte aussi des causes plus subtiles. Avec les traits que nous lui connaissons, Noël est essentiellement une fête moderne et cela malgré la multiplicité des caractères archaïsants. L’usage du gui n’est pas, au moins immédiatement, une survivance druidique, car il paraît avoir été remis à la mode au Moyen Âge. Le sapin de Noël n’est mentionné nulle part avant certains textes allemands du XVIIe siècle ; il passe en Angleterre au XVIIIe siècle, en France au XIXe seulement. Littré paraît mal le connaître, ou sous une forme assez différente de la nôtre puisqu’il le définit comme se disant « dans quelques pays, d’une branche de sapin ou de houx diversement ornée, garnie surtout de bonbons et de joujoux pour donner aux enfants, qui s’en font une fête » (art. Noël). La diversité des noms donnés au personnage ayant le rôle de distribuer des jouets aux enfants, Père Noël, saint Nicolas, Santa Claus, montre aussi qu’il est le produit d’un phénomène de convergence et non un prototype ancien partout conservé.
[...]
Le Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans quelle catégorie convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie religieuse ? Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions ; et ce n’est pas non plus un personnage de légende puisque aucun récit semi-historique ne lui est attaché. En fait, cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités ; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières ; il récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications.
« Le père Noël est d'abord l'expression d'un statut différentiel entre les petits enfants d'une part, les adolescents et les adultes de l'autre »
Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passages et d’initiation. Il y a peu de groupements humains, en effet, où, sous une forme ou sous une autre, les enfants (parfois aussi les femmes) ne soient exclus de la société des hommes par l’ignorance de certains mystères ou la croyance – soigneusement entretenue – en quelque illusion que les adultes se réservent de dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi l’agrégation des jeunes générations à la leur. Parfois, ces rites ressemblent de façon surprenante à ceux que nous examinons en ce moment. Comment, par exemple, ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre le Père Noël et les katchina des Indiens du sud-ouest des États-Unis ? Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres ; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc. Il est extrêmement significatif que les mêmes tendances éducationnelles qui proscrivent aujourd’hui l’appel à ces katchina punitives aient abouti à exalter le personnage bienveillant du Père Noël, au lieu – comme le développement de l’esprit positif et rationaliste aurait pu le faire supposer – de l’englober dans la même condamnation. Il n’y a pas eu à cet égard de rationalisation des méthodes d’éducation, car le Père Noël n’est pas plus « rationnel » que le Père Fouettard (l’Église a raison sur ce point) : nous assistons plutôt à un déplacement mythique, et c’est celui-ci qu’il s’agit d’expliquer. Il est bien certain que rites et mythes d’initiation ont, dans les sociétés humaines, une fonction pratique : ils aident les aînés à maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance. Pendant toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse ; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux. Mais ce simple énoncé suffit à faire éclater les cadres de l’explication utilitaire. Car d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les limiter ? On voit tout de suite que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants ; c’est, dans une très large mesure, le résultat d’une transaction fort onéreuse entre les deux générations. Il en est du rituel entier comme des plantes vertes – sapin, houx, lierre, gui – dont nous décorons nos maisons. Aujourd’hui, luxe gratuit, elles furent jadis, dans quelques régions au moins, l’objet d’un échange entre deux classes de la population : à la veille de Noël, en Angleterre, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle encore, les femmes allaient a gooding, c’est-à-dire elles quêtaient de maison en maison et fournissaient les donateurs de rameaux verts en retour. Nous retrouverons les enfants dans la même position de marchandage, et il est bon de noter ici que, pour quêter à la Saint-Nicolas, les enfants se déguisaient parfois en femmes : femmes, enfants, c’est-à-dire dans les deux cas non-initiés.
« Les enfants sont exclus du mystère, parce qu'ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue un compromis »
Or, il est un aspect fort important des rituels d’initiation auquel on n’a pas toujours prêté une attention suffisante, mais qui éclaire plus profondément leur nature que les considérations utilitaires évoquées au paragraphe précédent. Prenons comme exemple le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence ? Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel ; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière. Ce mythe explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les dieux et avec les morts ; avec les dieux qui sont les morts. Et les morts sont les enfants. Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi de super-initiés ; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liés au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants.
[...] Il est généralement admis par les historiens des religions et par les folkloristes que l’origine lointaine du Père Noël se trouve dans cet abbé de Liesse, Abbas Stultorum, abbé de la Malgouverné qui traduit exactement l’anglais Lord of Misrule, tous personnages qui sont, pour une durée déterminée, rois de Noël et en qui on reconnaît les héritiers du roi des Saturnales de l’époque romaine. Or les Saturnales étaient la fête des larvae, c’est-à-dire des morts par violence ou laissés sans sépulture, et derrière le vieillard Saturne dévoreur d’enfants se profilent, comme autant d’images symétriques, le bonhomme Noël, bienfaiteur des enfants ; le Julebok scandinave, démon cornu du monde souterrain porteur de cadeaux aux enfants ; saint Nicolas qui les ressuscite et les comble de présents ; enfin les katchina, enfants précocement morts, qui renoncent à leur rôle de tueuses d’enfants pour devenir alternativement dispensatrices de châtiments et de cadeaux.
«Les rites et les croyances liés au Père Noël mettent en évidence, derrière l'opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants»
[...] Les explications par survivance sont toujours incomplètes ; car les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause s’en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d’une fonction que l’analyse du présent doit permettre de déceler. Si nous avons donné aux Indiens Pueblo une place prédominante dans notre discussion, c’est précisément parce que l’absence de toute relation historique concevable entre leurs institutions et les nôtres (si l’on excepte certaines influences espagnoles tardives, au XVIIe siècle) montre bien que nous sommes en présence, avec les rites de Noël, non pas seulement de vestiges historiques, mais de formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions les plus générales de la vie en société. Les Saturnales et la célébration médiévale de Noël ne contiennent pas la raison dernière d’un rituel autrement inexplicable et dépourvu de signification ; mais elles fournissent un matériel comparatif utile pour dégager le sens profond d’institutions récurrentes. Il n’est pas étonnant que les aspects non chrétiens de la fête de Noël ressemblent aux Saturnales, puisqu’on a de bonnes raisons de supposer que l’Église a fixé la date de la Nativité au 25 décembre (au lieu de mars ou de janvier) pour substituer sa commémoration aux fêtes païennes qui se déroulaient primitivement le 17 décembre, mais qui, à la fin de l’Empire, s’étendaient sur sept jours, c’est-à-dire jusqu’au 24. En fait, depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge, les « fêtes de décembre » offrent les mêmes caractères. D’abord la décoration des édifices avec des plantes vertes ; ensuite les cadeaux échangés, ou donnés aux enfants ; la gaîté et les festins ; enfin la fraternisation entre les riches et les pauvres, les maîtres et les serviteurs. Quand on analyse les faits de plus près, certaines analogies de structure également frappantes apparaissent. Comme les Saturnales romaines, la Noël médiévale offre deux caractères syncrétiques et opposés. C’est d’abord un rassemblement et une communion : la distinction entre les classes et les états est temporairement abolie, esclaves ou serviteurs s’asseyent à la table des maîtres et ceux-ci deviennent leurs domestiques ; les tables, richement garnies, sont ouvertes à tous ; les sexes échangent les vêtements. Mais, en même temps, le groupe social se scinde en deux : la jeunesse se constitue en corps autonome, elle élit son souverain, abbé de la Jeunesse, ou, comme en Écosse Abbot of Unreason ; et, comme ce titre l’indique, elle se livre à une conduite déraisonnable se traduisant par des abus commis au préjudice du reste de la population et dont nous savons que, jusqu’à la Renaissance, ils prenaient les formes les plus extrêmes : blasphème, vol, viol et même meurtre. Pendant la Noël comme pendant les Saturnales, la société fonctionne selon un double rythme de solidarité accrue et d’antagonisme exacerbé, et ces deux caractères sont donnés comme un couple d’oppositions corrélatives. Le personnage de l’abbé de Liesse effectue une sorte de médiation entre ces deux aspects. Il est reconnu et même intronisé par les autorités régulières ; sa mission est de commander les excès tout en les contenant dans certaines limites. Quel rapport y a-t-il entre ce personnage et sa fonction, et le personnage et la fonction du Père Noël, son lointain descendant ?
Il faut ici distinguer soigneusement entre le point de vue historique et le point de vue structural. Historiquement, nous l’avons dit, le Père Noël de l’Europe occidentale, sa prédilection pour les cheminées et pour les chaussures, résultent purement et simplement d’un déplacement récent de la fête de saint Nicolas, assimilée à la célébration de Noël, trois semaines plus tard. Cela nous explique que le jeune abbé soit devenu un vieillard ; mais seulement en partie, car les transformations sont plus systématiques que le hasard des connexions historiques et calendaires ne réussirait à le faire admettre. Un personnage réel est devenu un personnage mythique ; une émanation de la jeunesse, symbolisant son antagonisme par rapport aux adultes, s’est changée en symbole de l’âge mûr dont il traduit les dispositions bienveillantes envers la jeunesse ; l’apôtre de l’inconduite est chargé de sanctionner la bonne conduite. Aux adolescents ouvertement agressifs envers les parents se substituent les parents se cachant sous une fausse barbe pour combler les enfants. Le médiateur imaginaire remplace le médiateur réel et, en même temps qu’il change de nature, il se met à fonctionner dans l’autre sens.
[...] Mais examinons plutôt le rôle des enfants.
Au Moyen Âge, les enfants n’attendent pas dans une patiente expectative la descente de leurs jouets par la cheminée. Généralement déguisés et formés en bande que le vieux français nomme, pour cette raison, « guisards », ils vont de maison en maison chanter et présenter leurs vœux, recevant en échanges des fruits et des gâteaux. Fait significatif, ils évoquent la mort pour faire valoir leur créance. Ainsi au XVIIIe siècle, en Écosse, ils chantent ce couplet :
Rise up, good wife, and be no’ swier (lazy)
To deal your bread as long’s you’re here ;
The time will come when you’ll be dead,
And neither want nor meal nor bread. 1
Si même nous ne possédions pas cette précieuse indication et celle, non moins significative, du déguisement qui transforme les acteurs en esprits ou fantômes, nous en aurions d’autres, tirées de l’étude des quêtes d’enfants. On sait que celles-ci ne sont pas limitées à Noël 2. Elles se succèdent pendant toute la période critique de l’automne, où la nuit menace le jour comme les morts se font harceleurs des vivants. Les quêtes de Noël commencent plusieurs semaines avant la Nativité, généralement trois, établissant donc la liaison avec les quêtes, également costumées, de la fête de saint Nicolas qui ressuscita les enfants morts ; et leur caractère est encore mieux marqué dans la quête initiale de la saison, celle de Hallow-Even – devenue veille de la Toussaint par décision ecclésiastique – où, aujourd’hui encore dans les pays anglo-saxons, les enfants costumés en fantômes et en squelettes persécutent les adultes à moins que ceux-ci rédiment leur repos au moyen de menus présents. Le progrès de l’automne, depuis son début jusqu’au solstice qui marque le sauvetage de la lumière et de la vie, s’accompagne donc, sur le plan rituel, d’une démarche dialectique dont les principales étapes sont : le retour des morts, leur conduite menaçante et persécutrice, l’établissement d’un modus vivendi avec les vivants fait d’un échange de services et de présents, enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au prochain automne. Il est révélateur que les pays latins et catholiques, jusqu’au siècle dernier, aient mis l’accent sur la Saint-Nicolas, c’est-à-dire la forme la plus mesurée de la relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent volontiers en ses deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween, où les enfants jouent les morts pour se faire exacteurs des adultes, et de Christmas, où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité.
«N'est-ce pas qu'au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit en un bref intervalle durant lequel sont suspendues toutes craintes, toute envie et toute amertume»
[...] Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés au groupe, c’est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants ? Ne nous étonnons donc pas de voir les étrangers, les esclaves et les enfants devenir les principaux bénéficiaires de la fête. L’infériorité de statut politique ou social, l’inégalité des âges fournissent à cet égard des critères équivalents. En fait, nous avons d’innombrables témoignages, surtout pour les mondes scandinave et slave, qui décèlent le caractère propre du réveillon d’être un repas offert aux morts, où les invités tiennent le rôle des morts, comme les enfants tiennent celui des anges, et les anges eux-mêmes, celui des morts. Il n’est donc pas surprenant que Noël et le Nouvel An (son doublet) soient des fêtes à cadeaux : la fête des morts est essentiellement la fête des autres, puisque le fait d’être autre est la première image approchée que nous puissions nous faire de la mort.
[…] On a vu que le Père Noël est l’héritier, en même temps que l’antithèse, de l’abbé de Déraison. Cette transformation est d’abord l’indice d’une amélioration de nos rapports avec la mort ; nous ne jugeons plus utile, pour être quittes avec elle, de lui permettre périodiquement la subversion de l’ordre et des lois. La relation est dominée maintenant par un esprit de bienveillance un peu dédaigneuse ; nous pouvons être généreux, prendre l’initiative, puisqu’il ne s’agit plus que de lui offrir des cadeaux, et même des jouets, c’est-à-dire des symboles. Mais cet affaiblissement de la relation entre morts et vivants ne se fait pas aux dépens du personnage qui l’incarne : on dirait au contraire qu’il ne s’en développe que mieux ; cette contradiction serait insoluble si l’on n’admettait qu’une autre attitude vis-à-vis de la mort continue de faire son chemin chez nos contemporains : faite, non peut-être de la crainte traditionnelle des esprits et des fantômes, mais de tout ce que la mort représente, par elle-même, et aussi dans la vie, d’appauvrissement, de sécheresse et de privation. Interrogeons-nous sur le soin tendre que nous prenons du Père Noël ; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N’est-ce pas qu’au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée ; en un bref intervalle durant lequel sont suspendues toute crainte, toute envie et toute amertume ? Sans doute ne pouvons-nous partager pleinement l’illusion ; mais ce qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir.
Avec beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit une fois que la grande différence entre religions antiques et religions modernes tient à ce que « les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts » 3. Sans doute y a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de conjurations que, chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits enfants – incarnation traditionnelle des morts – pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les fils qui témoignent de la continuité entre ces deux expressions d’une identique réalité. Mais l’Église n’a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme chez l’homme moderne. Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. [...]
2. Voir sur ce point Varagnac A., Civilisation traditionnelle et genre de vie, Paris, 1948, pp. 92, 122, et passim.
3. Salomon Reinach (1858-1932), archéologue et historien des religions, « L’origine des prières des morts », dans Cultes, mythes et religions, Paris, 1905, tome 1, p. 319.
Le Père Noël. Un rituel œuvrant à transitionnaliser la séparation
Pages 133 à 146Si un adulte exige trop de la crédulité des autres, en les obligeant à admettre qu’ils partagent une illusion qui n’est pas vraiment la leur, c’est un signe de folie.
D.W. Winnicott (1951, p. 17).
Les enfants attendent toute l’année la venue du Père Noël le soir du 24 décembre. Ce personnage qui rythme leur vie s’avère solidement ancré dans la culture occidentale. Les raisons de ce succès restent toutefois assez énigmatiques. On peut interroger les desseins inconscients qui poussent les adultes à mettre chaque année en scène la venue de cet être fictionnel. N’aurait-il pas des vertus psychiques cachées ? Pour comprendre lesquelles, nous proposons d’étudier les ressorts inconscients de cette tradition.
Tandis que la plupart des histoires qu’on raconte à l’enfant lui sont présentées comme des fictions, celle du Père Noël lui est imposée comme « vraie ». Les adultes créent cette illusion chez l’enfant. Or, ce faisant, ils l’entraînent vers une cuisante déception. Nous nous intéresserons ici au rôle fondateur de la déconvenue vers laquelle les parents entraînent l’enfant en introduisant cette croyance dans sa vie. À travers ce mensonge éphémère, nous verrons que les adultes préparent à leur insu leur propre mise à mort. Au moment où il cesse d’y croire, l’enfant fait en effet le deuil d’une relation idéalisée à ceux qui ont abusé de sa confiance. La fin de ce culte éveille des doutes concernant la bienveillance des adultes. La déception créée par la mort de l’icône de Noël favoriserait un éloignement entre l’enfant et ses parents. Inconsciemment, ces derniers trouveraient dans cet objet culturel un outil propre à transitionnaliser la violence inhérente au processus de maturation enfantin, en la ritualisant. Nous montrerons que le Père Noël, avec la désillusion brutale qui lui va de pair, contribue à faire émerger l’hostilité familiale latente et à la sublimer. Cependant, avant d’analyser sa fonction structurante, il importe d’étudier l’aspect rituel de sa coutume.
Un rite de passage
Beaucoup de parents utilisent le Père Noël pour obtenir l’obéissance de l’enfant, à qui il est demandé d’être sage en l’attendant. Grâce au « monsieur qui voit tout et sait tout », les adultes peuvent se prévaloir de plus d’exigences vis-à-vis de l’enfant. Les parents rehaussent leur autorité le temps que règne la possibilité d’user de cette menace fatidique : « si tu n’es pas sage, le Père Noël ne viendra pas ! » Mais, au-delà, les parents répètent l’expérience qu’ils ont eux-mêmes entretenu vis-à vis de ce moment de l’enfance, transmettant insensiblement le plaisir ou/et le déplaisir associés à la leur. Certains trouvent dans cette fête l’occasion d’offrir à leur enfant les marques d’affection qu’ils estiment ne pas avoir reçues ; d’autres s’évertuent à lui faire vivre un bonheur identique à celui qui fut le leur jadis. Cependant que d’autres encore refusent de « trahir » l’enfant en lui faisant croire au Père Noël, sous le prétexte qu’ils ont eux-mêmes souffert en s’apercevant qu’il n’existait pas. Il est vrai que l’existence de ce personnage féérique repose sur un mensonge. Un véritable complot est fomenté par la société tout entière, puisqu’au-delà des parents, les enseignants, les commerçants et même les frères et sœurs aînés s’allient pour le faire exister. En Occident, tout le monde s’unit pour ensorceler des générations d’enfants. Cette solidarité s’explique par la fonction sociale de cette coutume, qui représente un véritable rite de passage. Malgré leur déception, les enfants ressortent en effet grandis par la découverte de l’inexistence de leur ex-héros. Autour de la vie et de la mort de cet être de fiction se joue l’intronisation de l’enfant à une place nouvelle. En compensation du désarroi que provoque la disparition du personnage miraculeux qui a bercé une période révolue de sa vie, l’enfant entre dans « la cour des grands ». En retour, il aura pour tâche de s’allier aux adultes pour faire perdurer chez ses frères et sœurs cette croyance qui n’est plus la sienne. Il est ainsi accepté que le Père Noël n’existe plus, car cette désillusion signe une maturité nouvelle. Or le processus psychique qu’implique cette maturation dépend d’interactions complexes, dans lesquelles l’enfant est successivement poussé à croire ses parents, puis à se sentir trahi par eux.
Une illusion au service de la désillusion
La croyance fait naturellement partie du développement psychoaffectif de l’enfant. Elle concerne en premier lieu ceux qui sont pour lui des dieux : ses parents. Les croyances que l’enfant nourrit à leur égard visent à les ériger en tant qu’idéal. Le petit enfant idolâtre ses parents car il a besoin de se sentir entouré par des êtres parfaits. Il est à tel point vital pour l’enfant de se sentir protégé par des parents infaillibles que si ce n’est pas le cas, il dénie les carences qu’il perçoit chez eux. L’enfant s’accommode des défaillances de ses aînés en étouffant son esprit critique. Il se protège en modifiant sa perception de la réalité. Il se soumet alors aux circonstances de vie défavorables auxquels il est astreint en incorporant en lui la destructivité qui en découle (Winnicott, 1960). À l’inverse, tout enfant doit, un jour ou l’autre, remettre en cause ses figures d’attachement. Si des situations de satisfactions répétées ont créé la mère en tant qu’objet, si l’objet-mère naît dans la satisfaction, par contre les yeux de l’enfant ne s’ouvrent définitivement que dans la frustration, dans la haine (Botella et Botella, 1982).
Ainsi, dans la croissance affective de l’enfant, apparaît nécessairement un tournant durant lequel l’expérience la plus importante par rapport à l’objet repose sur la haine de cet objet. La haine fait partie du processus de création de l’objet. Selon Winnicott (1963, p. 155) les carences de l’adaptation de l’environnement ont une valeur positive dans la mesure où le nourrisson peut haïr l’objet, c’est-à-dire peut conserver l’idée d’un objet éventuellement capable de le satisfaire tout en reconnaissant que cet objet n’a pas réussi à se comporter d’une façon satisfaisante. La carence de l’environnement joue ainsi un rôle positif, en autorisant l’enfant à le rejeter. C’est une des fonctions dévolues au Père Noël. En fournissant ce rituel aux familles, la culture les dote d’un outil facilitant la construction de la séparation. De la même façon que l’enfant « crée [1] » un objet déjà-là, disposé pour lui par sa mère, les parents puisent dans la culture un objet œuvrant à conflictualiser la relation à l’enfant. Quand cette croyance s’interrompt, l’enfant fait en effet l’expérience d’un renoncement. Suite à cette désillusion brutale, génératrice de souffrance et d’amertume, il se retrouve seul face à ses parents. C’est ici que réside l’enjeu de ce culte temporaire : sa fin est synonyme de deuil. En même temps que l’enfant « perd Noël » il remet en cause son attachement aux parents. Cet objet aide ainsi le sujet à transformer sa destructivité interne en agressivité (Winnicott, 1954) ; l’enfant trouve un support réel sur lequel loger sa haine : les parents qui l’ont trahi ! Le Père Noël induit ainsi un mouvement d’« anaclitisme négatif » (Guillaumin, 2001). Parents et enfants s’appuient inconsciemment sur lui pour ritualiser la violence nécessaire à une prise de distance. Désormais, entre eux, l’union ne sera plus synonyme de fusion.
L’illusion qu’il existe quelque part dans un pays lointain un personnage thaumaturge capable de tout voir et de satisfaire tous ses désirs avait quelque chose d’enivrant pour l’enfant. Le don d’ubiquité du Père Noël, loin de l’étonner, le rassurait au contraire. À l’instar de la mère anticipant les désirs de son bébé, le Père Noël possède effectivement une toute-puissance source de satisfaction. Dans un premier temps, l’enfant désire donc croire en ce personnage, et ce coûte que coûte ! D’ailleurs, c’est l’observation inopinée de l’intensité de ce besoin qui m’a conduit à m’intéresser au Père Noël. En effet, à l’occasion d’un réveillon, alors que l’un des invités endossait le fameux déguisement, il tomba nez à nez sur l’un des enfants. Or, bien que ce garçon de six ans ait surpris un Père Noël sans barbe, sans bonnet et doté d’un visage des plus familiers, une fois le costume endossé, le subterfuge mal ourdi fonctionna malgré tout. L’enfant contemplait avec une admiration sans borne l’être divin qui pénétra dans le salon ! L’échec de la mise en scène n’enleva finalement rien à l’émerveillement des jeunes convives. La sacralité de cet adulte était acquise, et ce malgré sa maladresse. Apparemment, rien ne pouvait empêcher les enfants de vénérer leur héros de Noël. Si ce n’est le temps… À l’instar de l’objet transitionnel, le Père Noël est en effet voué à disparaître. Sa durée de vie est limitée. Les adultes qui déploient toutes leurs ressources pour le rendre réel jouent un jeu dont la finalité est connue : l’enfant cessera forcément d’y croire.
Auparavant, il désirait d’autant moins douter de l’existence du Père Noël que c’était ses parents qui l’avaient certifié réelle. Aussi, lorsque l’enfant entend ses camarades dire que « Le Père Noël, c’est les parents », il dénie cette information. L’idée que ses parents auraient pu lui mentir lui est en effet intolérable. Il fait donc d’abord taire ses soupçons, avant que le déni ne laisse progressivement place au doute. Untel, restant éveillé pour attendre le Père Noël, croise par mégarde sa mère les bras chargés de cadeaux. Untel observe que l’homme au costume rouge porte les mêmes chaussures que son père. Un autre, s’étonne qu’il n’y ait pas de cheminée chez lui, pendant qu’un autre encore associe maintenant le camion de pompier que ses parents ont acheté au supermarché et celui que le Père Noël a soi-disant apporté. Des suspicions commencent ainsi à poindre. Mais elles sont difficilement supportables : est-il possible que les adultes mentent ? Qui croire ? Les camarades d’école venant troubler la dévotion de l’enfant ; ou les adultes sur qui il a porté toute sa confiance ?
L’enfant tombe de haut en s’apercevant que ses parents l’ont trompé. Dès lors, leur parole perd de son prestige. L’interruption de cette croyance entraîne ainsi une profonde remise en cause de l’énoncé parental. En éliminant de son esprit la représentation fantasmagorique d’un personnage tout en générosité et en puissance donatrice, il renonce en effet parallèlement à l’idéal de parents infaillibles. Cette tradition œuvre ainsi à une prise de conscience : le rapport aux parents n’est ni aussi simple, ni aussi parfait qu’il n’avait semblé auparavant. À l’instar d’Alice achevant son voyage au pays des merveilles, l’enfant qui perd Noël s’extirpe de l’illusion d’un monde merveilleux, a-conflictuel. Il commence à se détacher de ses parents à travers une conception hostile de leur comportement, conception qui correspond ni plus ni moins au rôle que Freud (1909) octroya au roman familial : « activité fantasmatique [qui] prend pour tâche de se débarrasser des parents, désormais dédaignés ».
À ce titre, le rite de Noël fournit un support essentiel pour l’acquisition d’un « droit à douter » du caractère incomparable et unique des parents et de leurs affirmations (Mijolla-Mellor, 2002). Au-delà des cadeaux, le moment de Noël éveille ainsi l’hostilité qui traverse inconsciemment le rapport parent-enfant. Les offrandes ne constituent en fait que les préparatifs d’un sacrifice. Ce rite anticipe la création de fantasmes aussi violents que nécessaires. Pour mieux appréhender cette face cachée du Père Noël, étudions les rites et les mythes qui l’ont précédé.
D’effrayants rituels
Le Père Noël est une figure syncrétique dans laquelle se mêlent différentes divinités. Odin semble être la plus ancienne d’entre elles. La légende raconte que, la nuit du 21 décembre, ce dieu nordique distribuait des cadeaux dans les chaussettes des enfants sages et des cendres dans celles des enfants indociles. La venue de cet avatar antique du Père Noël était ainsi synonyme de danger mortel. Dyonisos, un autre ancêtre du Père Noël exprime des fantasmes plus inquiétants encore. Sa naissance ayant été conçue comme une menace mortelle pour Zeus, celui-ci désirait l’éliminer. Il fut donc placé sous la protection des Courètes crétois qui effectuèrent des danses guerrières bruyantes pour couvrir ses pleurs et cacher son existence (Defrenet, 2001). Mais ce stratagème échoua. Envoyés par Zeus, les Titans, déguisés, tendirent un piège au bébé. Pour l’amadouer, ils lui offrirent des jouets : une pomme de pin, des poupées articulées, des pommes d’or, une touffe de laine, un jeu d’osselet, et un miroir (ibid.). Profitant de la distraction du nourrisson, en train de se contempler dans le miroir, les Titans l’égorgèrent, avant de le déchirer à mains nues ! Les présents dont on gratifie l’enfant ne représentent donc ici qu’un artifice destiné à l’assassiner.
Si Claude Lévi-Strauss (1952) a stipulé que le rite du Père Noël consacrait une transaction entre les morts et les vivants, on constate que cette fonction est ancienne. D’ailleurs, les Anthestéries, les fêtes grecques dédiées à Dyonisos, étaient liées au culte des morts. Durant les trois jours que duraient ces réjouissances, les esclaves étaient totalement affranchis, se voyant octroyer des droits égaux aux citoyens. Le troisième et dernier jour des festivités, tout le monde consommait une bouillie de graines, les panspermia, bue en offrande aux âmes des défunts (ibid.). Durant l’antiquité romaine, une tradition appelée les Saturnales succéda à cette coutume. Les romains honoraient Saturne en s’offrant des présents, et, comme pour les Anthestéries, les esclaves étaient transitoirement libres. Ils revêtaient les habits de leurs maîtres et occupaient leur place en se faisant notamment servir par eux. Les positions hiérarchiques et les barrières sociales étaient ainsi momentanément suspendues. De même, le travail ainsi que les exécutions cessaient, tandis que les tribunaux et les écoles fermaient.
Les fêtes médiévales qui succédèrent aux rites antiques précédents allaient conserver un lien étroit avec eux. Notamment en ce qui concerne la levée temporaire des interdits et l’apparition de moments d’anarchie. Durant ces fêtes les antagonismes entre la jeunesse et le monde adulte étaient exacerbés. La nuit de Noël, les jeunes, pour la plupart des adolescents, se grimaient de façon effrayante et prenaient possession des rues pour quémander des friandises ou de l’argent. Les offrandes qui leur étaient faites répondaient à un processus de compensation rituelle : des victuailles ou la mort. Les jeunes quêteurs étaient en effet fantasmatiquement dotés du pouvoir de maudire ceux qui leur refusaient des dons (Van Gennep, 1987). Parfois ces derniers mettaient réellement leur vie en péril. Durant la Renaissance, les bandes d’adolescents se livrèrent aux exactions les plus extrêmes : blasphème, vol, viol et même meurtre (Lévi-Strauss, op. cit.).
La violence exorcisée par ces anciennes traditions a perduré, de manière sans doute mieux sublimée, chez un récent ancêtre du Père Noël : Saint Nicolas. Dans plusieurs pays du Nord et de l’Est de l’Europe, la légende veut que ce Saint distribue des cadeaux aux enfants sages la veille du 6 décembre. On lui attribue le miracle des trois enfants. Miracle qui se décline comme suit : un paysan ayant envoyé ses trois fils aux champs, ceux-ci se perdirent. Chemin faisant, ils se retrouvèrent dans la maison d’un boucher qui les amadoua avant de les assassiner et de les découper en morceaux. Sept ans plus tard, Saint Nicolas trouve les trois enfants découpés dans le saloir du boucher et les ressuscite (Mazet, 2010). Cette histoire, où des enfants sont perdus par un parent, avant d’être tués par un adulte cruel, puis sauvés par un autre, diffuse un message d’avertissement. De façon quasi subliminale, la légende de Saint Nicolas égraine la violence qui se dissimule en arrière-plan de l’attachement tendre aux parents. La figure généreuse de Saint Nicolas et celle effrayante du boucher de la légende représentent les deux faces d’une même pièce : celui qui tue/celui qui sauve. Ce dédoublement évoquant l’hostilité qui nimbe la relation à l’enfant a pris une forme différente ensuite. En effet, à partir du quinzième siècle, quand Saint-Nicolas passe dans les maisons pour récompenser les enfants sages, un esprit monstrueux le suit. Ce sinistre compagnon chargé de punir les enfants récalcitrants est l’héritier du boucher de la légende, mais il est aussi l’ancêtre de l’effroyable Père Fouettard.
Ainsi, comme celle de Saint Nicolas, la figure bienfaisante du Père Noël reste accompagnée d’un double à l’aura maléfique. Cet amalgame métaphorise l’ambivalence qui tapisse les liens familiaux. Si, dans la réalité, les parents sont en effet ceux qui donnent la vie, dans le fantasme, ils peuvent néanmoins la prendre. Parce que l’enfant à tout à attendre de ses parents, inconsciemment il a aussi tout à en redouter. Aussi les adultes n’habitent pas seulement les rêves de l’enfant, mais interviennent aussi dans ses cauchemars. À l’instar du Père Noël et de son inquiétant double, ils sont tout à la fois objet d’amour et de crainte. L’enfant doit pouvoir faire cohabiter ces sentiments contradictoires, il doit tolérer sa destructivité à l’égard des adultes, tout comme il doit accepter qu’il en existe une de leur part. En mettant en scène les désirs meurtriers inconsciemment présents dans la famille, les rites liés à la période de Noël sont l’expression de l’ambivalence qui traverse les liens filiaux. Ils extériorisent les antagonismes sous-jacents au lien adulte-enfant, comme le fait encore secrètement le Père Noël. Icône principalement connue pour sa bienveillance, il est attendu de lui qu’il gratifie les enfants de cadeaux. Néanmoins, par-delà la générosité qu’on lui prête, il exprime lui aussi une violence latente. Il contribue au meurtre de l’enfant-roi, en même temps qu’il efface aussi la représentation de parents parfaits.
Un mensonge qui (après-coup) dévoile une vérité
Les croyances n’existent comme telles que lorsqu’elles se donnent la possibilité d’être fausses. L’écart entre la croyance et le savoir est le même que celui qui distingue la théorie et le dogme, la première est falsifiable tandis que le second est situé hors de la logique de la preuve (Brametz, 1997).
Ainsi, autour du sacrifice de la croyance au Père Noël, se joue l’avènement d’un nouveau rapport au savoir. La déconvenue de Noël crée un choc synonyme de changements. Elle sanctifie l’avènement de l’esprit critique. L’enfant est introduit à une représentation du monde différente, à la fois plus douloureuse et plus vivante. Lorsque l’image du bonhomme au costume rouge s’effrite, l’enfant remet non seulement en cause un discours parental auparavant synonyme de vérité, mais apprend de surcroît à investiguer par-delà l’aspect manifeste des choses. La découverte de l’inexistence du Père Noël modifie la relation que l’enfant entretient à l’idéal d’une connaissance perçue comme « vraie » parce que certifiée exacte par les parents (Chapellon, Truffaut, Marty, 2013). En ce sens, le rite de Noël introduit le principe de réfutation scientifique. L’enfant est initié à l’épistémologie. Il devient plus méfiant, mais aussi plus entreprenant. L’idée que certaines vérités peuvent être maintenues cachées le pousse à investiguer par-delà ce qu’on lui en dit. Le deuil de Noël conduit ainsi l’enfant à s’abstraire du discours des adultes. Pour aboutir à cette capacité de déconstruction intellectuelle, il a préalablement fallu qu’il s’aperçoive que les explications parentales avaient quelque chose de limitatif. Il est nécessaire qu’un sentiment de répression intellectuelle se fasse jour dans son esprit. Le Père Noël sert à ça. Il augure l’aveu que des connaissances restent à explorer. Aucune chose ne va de soi, et pour accéder au savoir, l’enfant doit apprendre à le conquérir. Il en va ainsi d’Œdipe, fuguant de chez ses parents adoptifs, pour s’en aller en quête de ses origines. En chemin l’adolescent rencontre la Sphinge, qui l’introduit à l’énigme de la différence des générations avec son intemporelle devinette… Il aura fallu qu’Œdipe se sente suffisamment insatisfait de son sort familial pour désirer chercher ailleurs les réponses à ses questions. Freud (1908) écrit que la malhonnêteté des adultes induit la naissance de « la pulsion d’investigation honnête de l’enfant ». Désormais, devenu méfiant, il vérifiera ce qu’on lui certifie vrai. Sur l’autel du héros déchu différentes illusions accumulées durant la prime enfance sont sacrifiées. L’enfant s’auto-représente le fourvoiement intellectuel dont sa croyance était synonyme. En même temps, il retrouve un savoir resté en suspens. Associant différents indices, l’enfant prend non seulement conscience de sa naïveté passée, mais plus encore de son déni antérieur. Il découvre ainsi les mécanismes de défense qui, en lui, avaient participé à brouiller sa perception de la réalité. Mais plus encore cette mystification destinée à devenir démystification offre à l’enfant la possibilité de questionner la présence de secrets dans sa famille.
À l’occasion de ce petit théâtre annuel, un secret est en effet mis en scène. Les stratagèmes que déploient les adultes répètent cette question du secret. En même temps qu’ils certifient que le Père Noël existe, ils préparent leur enfant à se saisir d’autres secrets. En exhibant celui-ci, ce rituel lui donne l’occasion de pouvoir s’émanciper de secrets plus tragiques, des secrets pouvant mettre en péril sa vie psychique.
Lorsqu’un enfant a affaire à des secrets de famille, la principale difficulté qu’il rencontre tient à en effet la façon dont sa curiosité est étouffée (Tisseron, 2011, p. 50). À défaut de pouvoir comprendre les motifs des silences, des murmures et des regards gênés des adultes face à ses questions, l’enfant, pressentant qu’un danger règne autour de tel ou tel sujet, s’interdit de penser. Pour préserver les adultes du risque que leur fait encourir sa curiosité, il se sent intuitivement dans l’obligation de taire les questions portant sur le domaine que ses parents veulent cacher (ibid.). L’enfant qui grandit avec des parents porteurs de secret se construit ainsi avec, il s’y adapte en s’en faisant l’infortuné complice. Il se plie à l’injonction familiale inconsciente au silence en faisant taire ses doutes, quitte à s’amputer d’une part de son activité psychique. Obéissant, il fera confiance à ses parents, quand bien même leurs attitudes se révèlent incohérentes.
D’une façon similaire, bien qu’atténuée, l’enfant qui croit au Père Noël étouffe ses soupçons quand il perçoit des indices de l’imposture parentale. Cependant, parce qu’elle est destinée à tomber, celle-ci potentialise la possibilité de se défaire d’autres secrets autrement plus inébranlables. En convoquant la question du secret, ce rite aide inconsciemment les familles à mettre en scène les leurs. Ainsi ai-je en mémoire l’accompagnement d’une famille dont la mère évoqua, à l’occasion des festivités de Noël, le fait qu’elle tenait cette période en horreur et qu’elle avait toujours refusé de faire croire au Père Noël à ses enfants. Elle refusait le « mensonge » chez elle. Or, si elle venait voir le psychologue de l’Aide sociale à l’Enfance c’est parce que sa fille de quatorze ans y avait été placée après avoir dit un mensonge pour le moins déroutant, consistant à accuser son père d’attouchements (Chapellon, 2013). Après plusieurs mois d’accompagnement les motifs de cet acte se firent jour. En effet, lors d’une séance, la dame évoqua inopinément son rôle de… belle-mère. Stupéfait, j’apprenais ainsi que cette femme dont tout portait à croire qu’elle était la mère de l’adolescente ne l’était pas. Elle s’était mariée avec son père peu de temps avant de quitter l’Afrique, quand Fatou avait six ans. Un pacte avait été conclu entre sa mère, sa belle-mère, et son père pour qu’elle suive ces derniers vers la France. Il avait été convenu que Fatou devrait considérer la nouvelle épouse de son père comme sa propre mère. Le processus migratoire de cette famille se compliquant, les adultes voulurent s’insérer à la société française en faisant table rase du passé. Ils décidèrent de ne plus parler de leur pays natal et de tout ce qui y avait trait, afin d’« éviter de regarder en arrière et de continuer d’avancer ! » dira le père. À la maison, il était même interdit de parler leur langue natale. En conséquence, l’histoire familiale avait laissé place à un vide. Le passé de Fatou avait été effacé, désavoué. Son père affirma qu’elle ne se rappelait rien : « Elle n’a jamais parlé de sa mère », stipula-t-il.
Les parents de cette adolescente révélèrent ainsi le douloureux secret qui pesait sur elle. Elle était enfermée, bouche cousue, sous une chape de plomb si lourde que j’avais longtemps cru que sa belle-mère était sa mère. Sa fausse déclaration d’attouchement l’avait soulagée de cet étouffant secret. Seul cet acte avait dû lui permettre de briser les non-dits et les impensés inhérents à ce lien familial sclérosé. L’accusation portée contre son père répéta non seulement la trahison que Fatou devait ressentir, mais elle interpella de surcroît la société en tiers. Son « acte-parlé » (Chapellon, Houssier, 2015) conduit différentes personnes à se pencher sur une problématique familiale autrement tue. L’hermétisme familial fut ébranlé, et le tabou obligeant l’adolescente à vivre dans une ambiance d’omerta s’en trouva rompu. En retour, le couple parental divorça rapidement, et Fatou (après différentes altercations avec ses parents) demanda à retourner vivre en Afrique chez sa mère, tout aussi rapidement. J’étais quelque peu perplexe quant aux résultats de ce suivi familial, jusqu’à ce que j’apprenne que, le jour de son départ, la jeune fille était passée au service pour me dire au-revoir et me remercier. J’entendis ces remerciements comme une manifestation rassurante du travail accompli. Sans doute la violence manifeste de ce dénouement était-elle proportionnelle à celle, latente, que l’injonction parentale au silence avait fait vivre à l’adolescente.
Depuis son enfance, Fatou avait dû obtempérer et s’organiser par rapport à ces non-dits, en allant jusqu’à oublier son passé. Elle s’était soumise au pacte annihilant auquel elle était astreinte afin de préserver un équilibre parental précaire. Or les exigences propres à l’adolescence ont remis en question son obéissance passée. Une dynamique nouvelle poussa Fatou à rompre le silence qui régnait autour d’un pan essentiel de son histoire et à mettre un terme au climat incestuel qui régnait dans ce foyer où le père devait être vécu à la fois comme tout-puissant (il était devenu l’unique dépositaire de l’histoire de sa fille) et extrêmement fragile (il fondit en larmes en évoquant sa condition de Noir en France). Ceci, on le voit, n’alla pas sans violence. L’acquisition de la liberté, de la différenciation et de l’émancipation psychique est à ce prix. La fin programmée du Père Noël a pour vertu de créer cette violence, tout en la contenant dans un rituel admis de tous. Il était donc sans doute d’autant plus difficile pour la belle-mère, ex- « mère », de Fatou de se plier à ce rituel consistant à mentir aux enfants, qu’en fait c’eut été dévoiler l’existence d’autres « mensonges », beaucoup plus encombrants. Cette femme ne souhaitant pas faire croire au Père Noël à ses enfants avait sans doute pressenti que la clef ouvrant la serrure de ce mensonge pouvait être utilisée par sa « fille » pour en ouvrir une autre…
La remise en cause du Père Noël potentialise la mise en route de processus psychiques auparavant bloqués. Winnicott (1968) a soutenu que grandir est, par nature, un acte agressif. L’impératif de différenciation inhérent à la maturation impose la mise en jeu de la destructivité. La symbolisation impose en effet de « tuer » quelque chose de la relation à l’objet, de tuer ce qui résiste de l’objet à son utilisation (Roussillon, 2001). Voici sans doute une des fonctions primordiales que la société dédie inconsciemment au rite de Noël : permettre à l’enfant de « détruire » ses parents dans la réalité, pour mieux les retrouver dans ses fantasmes. La désidentification narcissique qui s’opère œuvre ainsi à une identification symbolique. La déconvenue de Noël contribue ainsi au processus d’internalisation des figures parentales, en amortissant la violence indispensable à ce processus, en le transitionnalisant. Encore faut-il que les familles jouent le jeu. Il semble en effet que de moins en moins de parents acceptent d’être insatisfaisants aux yeux de leur enfant.
Conclusion
Noël s’est progressivement transformé en une célébration de l’intimité familiale. Chacun réalise à présent ce rite profane chez soi, entre soi, après avoir fait ses courses au supermarché. Parallèlement, l’enfant a été privatisé par ses parents. Ceux-ci semblent obligés de le récompenser d’être-là, avec eux, pour eux. La famille a « confisqué » ses enfants, mais, en contrepartie, elle a contracté envers eux une dette infinie (Perrot, 2007). Les cadeaux de Noël sont donc aujourd’hui devenus un dû pour l’enfant. N’est-ce pas désormais lui qui commande… à ses parents les cadeaux qu’il désire avoir ? Captifs de la crainte de perdre son amour, ses parents se sentent en devoir de combler tous ses désirs. Ainsi, les évolutions de l’esprit de Noël laissent entrevoir une séduction narcissique de nature incestuelle. La famille semble devenue captive d’une dévotion maternelle abusive faisant de la fête de Noël celle de l’enfant-roi. La question ne se pose plus guère de savoir s’il a été sage. S’il veut un téléphone, il l’aura, si c’est une tablette qu’il souhaite, son vœu sera là aussi exaucé. Le Père Fouettard est bien loin. Ce personnage effrayant que l’on invoquait naguère pour faire obéir les enfants turbulents a perdu sa dimension castratrice. Sa disparition semble être le signe que les adultes disposent de plus en plus de biens matériels, mais de moins en moins d’outils pour ritualiser les moments de l’enfance. Il est légitime de se demander si Noël sert encore à exorciser les angoisses de l’enfant, à l’heure où beaucoup de parents, désireux d’être parfaits, cherchent à satisfaire toutes ses envies. Les familles semblent de moins en moins capables d’endosser une fonction castratrice et de supporter (au plein sens du terme) la haine de l’enfant. Il faut satisfaire ses désirs coûte que coûte, pour lui plaire.
Le Père Noël tout en générosité que l’industrie a popularisé ne vient-il pas témoigner de l’existence d’une nouvelle forme de violence ? Faute d’être ritualisée, l’agressivité que la culture de Noël servait auparavant à exprimer semble finalement exacerbée. En étant si peu contrariant, l’esprit de Noël n’a peut-être jamais été si violent.