L'usage des gros mots est pour les enfants et les adolescents un matériau difficile à cerner. Entre les interdictions à ne pas les utiliser et les exemples nombreux ou ils le sont, ils représentent un matériau fascinant. Un peu comme les cigarettes ou l'alcool, ils semblent que seuls les adultes peuvent en user, de là à penser que s'en servir va permettre de devenir adulte il n'y a qu'un pas.
Mais que sont-ils, que se passe-t-il quand on les prononce ?
Pourquoi on les dit ? Pourquoi c’est gros ? Si il y a des gros, Il a des petits
mots ? Y a-t-il une liste ? Pourquoi certains en disent plus que d’autres ?
Pourquoi aimons-nous dire des gros mots ?
Vous ne l’avez pas encore prononcé que vous savourez déjà la réaction qu’il va susciter, ce juron particulièrement grossier qui vous brûle les lèvres. Pourquoi une telle délectation ? Les philosophes vous répondent, sans se départir de leur politesse.
Parce que ça soulage
Platon (428-348 av. J.-C.)
Les gros mots viennent des tripes, de la partie désirante de notre âme que les Grecs appelle epitumia. Platon la compare dans le Phèdre à un cheval colérique dont les oreilles pleines de poils seraient sourdes aux commandements de la raison. C’est cette « amie de l’outrage » qui nous fait prendre plaisir à être déraisonnable. Impatiente, elle exige une satisfaction immédiate : voilà pourquoi nos jurons fusent si vite. Et cette incontrôlable « compagne de la démesure et de la gloriole » nous titille encore plus en état d’ivresse. C’est bien, selon le philosophe, quand on a un verre dans le nez que le plaisir de « l’impudence débridée du langage » bat son plein.
Pour choquer les bien-pensants
Montaigne (1533-1592)
La grossièreté est agréable car elle nous rappelle tout simplement qu’« au plus eslevé throne du monde, si ne sommes assis que sus notre cul » (Essais). Se dire que « les rois et les philosophes fientent » procure donc un plaisir d’ordre politique et social : les puissants sont ramenés à leur humaine condition. Les vulgarités ne relèvent donc pas d’un penchant scatologique mais d’une volonté de relativiser les honneurs. En rappelant que les puissants aussi ont un postérieur, on remet les trop grosses têtes à de plus justes proportions. Cet usage humaniste de la grossièreté, qui met les fausses valeurs cul par-dessus tête, débecte les culs pincés et délecte les culottés.
Pour l’emporter dans un débat
Schopenhauer (1788-1860)
L’insulte est l’« ultime stratagème » qui peut nous sauver quand on perd la face lors d’une polémique qui tourne au vinaigre. « Lorsqu’on constate la supériorité de l’agresseur […], il faut devenir blessant, offensant, grossier », conseille le philosophe, non sans ironie, dans L’Art d’avoir toujours raison. Le plaisir ressenti dans l’injure revêt selon lui une dimension bestiale et primaire : « Les facultés de l’esprit passent le relais à celle du corps, à notre côté animal. » Et cette dernière cartouche ne nous laisse bien souvent qu’une trop brève satisfaction. Lorsque, piqués au vif, nous répliquons par l’injure, le débat risque fort de virer au pugilat. Mauvais perdants, restez polis !
Parce qu’on déteste les chichis
Bourdieu (1930-2002)
Le plaisir de dire des gros mots vient de la fierté d’appartenir à un monde qui ne fait pas de manières. Pour ce sociologue des rapports de domination entre classes sociales, le franc-parler populaire, et son lot de jurons, s’inscrit contre l’hypocrisie des classes dominantes aux « postures physiques tendues, caricaturales, des petits bourgeois : lèvres pincées, bouche en cul-de-poule… » (Langage et pouvoir symbolique). Et quand les « grandes gueules » s’érigent contre les « fines bouches », la grossièreté est revendiquée comme un plaisir viril. Voilà pourquoi une femme qui jure laisse parfois bouche bée ceux qui aimeraient la voir bouche en cœur ou… bouche cousue.